16.03. La Maison des enfants perdus

HISTOIRE 16+



Cette histoire est destinée au plus de 16 ans. Certains passages sont susceptibles de choquer la sensibilité des plus jeunes. Il est demandé aux moins de 16 ans de passer à un autre texte et de ne pas entreprendre la lecture de cette histoire-ci (les titres de cette histoire-ci commencent tous par le numéro 16).

Sven



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La Maison des enfants perdus, photo © Eric Itschert


Notre maison s'appelle la Maison des enfants perdus. Elle est si grande que si on ne la connaît pas il n'est pas nécessaire d'être un enfant pour s'y perdre. Mais nous trois qui l'habitons ne sommes plus des enfants. J'avais tout juste quatre ans quand mon oncle m'y a amené pour la première fois et je l'ai simplement appelée la Grande Maison. Mon oncle m'a répondu avec ces mots que je ne comprenais pas encore: elle est tienne, désormais.


La demeure est située dans le plus ancien quartier de la ville de Brücelles. Construite en pierre de taille, elle est de style baroque pour les parties les plus récentes. Elle a échappée au grand incendie de 1695 et occupe l'espace de tout un pâté de maisons. Son jardin ombragé d'arbres centenaires donne sur un pan de la première enceinte de la ville. Par miracle, ses murs ont traversé toutes les vicissitudes de l'histoire sans autre dommage que celui du temps. Les habitants de la ville ont bravé un puissant interdit et ont dédié la ville à l'Archange Saint-Michel. Personne n'était pourtant autorisé à rendre un culte aux Anges, encore moins aux Archanges. L'Archange protège la ville et la maison.



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L'Archange protège la ville, photo © Eric Itschert


La maison s'appelle la Maison des enfants perdus. Abandonné ou en exil, chacun de nous a vécu une histoire plutôt douloureuse. Mais nous ne sommes plus des enfants. La Grande Maison et mon Nom (1) sont les seuls héritages de mon père. Je n'ai jamais connu mon père. En dehors du corps de logis principal la demeure se compose d'une magnifique bibliothèque, d'ateliers, d'une immense terrasse couverte avec un sol de marbre blanc, et d'anciennes écuries désaffectées. La Grande Maison possède sa propre source d'eau pure et potable. Ses murs sont imposants, on pourrait soutenir un siège, seul le porche d'entrée fermé par une porte massive est à hauteur de rue. Tout le reste est bâti en hauteur sur les ruines arasées d'une ancienne forteresse, le jardin aussi est en hauteur. Une telle protection pourrait vite ressembler à une prison, mais la Grande Maison est largement ouverte sur l'immense jardin intérieur. C'est notre jardin intérieur qui suscite notre liberté. Et nous nous échappons où nous voulons et quand nous voulons.


L'endroit le plus enchanté de la maison est une petite porte dérobée, se fermant par un mécanisme complexe mettant une roue de pierre en action. Quand la roue cache l'entrée, à l'extérieur des remparts on a l'impression d'avoir affaire à une fausse porte. Cette merveille date du Moyen-âge et fonctionne toujours. On l'atteint dans ce qui reste de la tour, au fond du jardin, dans l'ancienne muraille. La porte étroite peut nous mener en ville, mais si la nuit on utilise nos songes elle nous conduit où nous voulons. Il suffit d'en exprimer le souhait en la franchissant. Bien sûr il faut être habile et exercé. De jour la porte mène à une étroite prairie longeant la muraille. Pour actionner le mécanisme de la porte à partir de l'extérieur, il faut enfoncer une tige de bronze dans le conduit d'une pierre sculptée en bas-relief. La pierre représente un visage cracheur à la chevelure ornée de pampres de vignes. Cette tête de petit faune cornu et souriant a servi de fontaine. Mise de travers, la pierre donne l'illusion d'être une pierre de récupération sans valeur aucune. Il n'est aucun bassin pour recueillir une eau qui ne coule pas, et la tête à moitié effacée se fait discrète.


Ainsi sont les choses: au profane rien n'est visible, ce visage de travers n'a aucun sens. D'ailleurs pour le profane rien n'a de sens, sinon la matière dépourvue d'âme et d'esprit. Pour l'initié tout a une âme, même les pierres. L'initié trouvera la clé, la précieuse tige. Ainsi s'ouvrira à lui l'accès du merveilleux jardin source de connaissances et de plaisirs infinis.



Il y a une porte dérobée, elle nous mène où nous voulons...
 Photo © Eric Itschert


Des trois habitants je suis le plus âgé avec mes vingt-et-un ans dont je suis fier. Morgane ne me conteste pas mon statut d’aîné, même si elle n'est que d'une semaine plus jeune que moi. Surdoués tous les trois mes dons à moi sont ceux des études et de la faculté à créer l'illusion la plus parfaite. J'exerce mes talents dans le domaine de la peinture et de la mosaïque, on me surnomme le Maître des illusions et ma réputation est devenue légendaire dans toute l'Europe.  Les êtres que je peins semblent doués de vie. À dix ans je termine mes primaires, à quatorze ans mes secondaires, je pars alors à l'étranger pour parachever mes études dans une école d'Art florentine réputée. De retour à Brücelles à dix-huit ans, j'ouvre mon propre atelier. Je suis le seul à devoir travailler, mais j'adore ce que je fais. Comme beaucoup de surdoués, nous avons la mauvaise réputation d'être peu sociables. Difficiles à approcher, mon oncle veille au grain et nous protège. L'archevêque de la ville me protège aussi, mais c'est une autre histoire.



La maison de mon oncle, photo © Eric Itschert


Nous sommes obligés d'être sauvages. Nos étrangetés, on peut facilement les cacher. Mais notre beauté à tous trois attire bien trop de convoitises et de passions brûlantes. Beaucoup ont comme vœux les plus fréquents la beauté et la richesse. Mais la beauté n'est pas un don facile à porter, c'est une chose très périlleuse. On fait naître une douleur chez les autres, quelque chose qui ressemble au plus noir ressentiment ou à de la jalousie mortellement empoisonnée. On suscite des désirs dévorants dans le cœur des prédateurs, et cela se termine dans une cave sombre d'où il n'y a plus aucune autre issue que la mort. Quant à la trop grande richesse elle ne nous tente pas du tout. Est-ce en raison de notre beauté que nous nous réfugions trop souvent dans la Grande Maison? Ou est-ce à cause de nos dons particuliers? Par je ne sais quel mystère la Grande Maison a un statut particulier, elle est extra-territoriale. On appartient au Danskmark. J'ai vérifié les titres de propriété de la maison. Elle m'appartient bel et bien. J'ai la nationalité danskoise. C'est bizarre d'habiter une minuscule portion de territoire danskois en plein milieu de la Guelbie. Par temps de troubles comme maintenant, on a même droit à une garde en bel uniforme chamarré danskois au porche d'entrée. Ils sont plus beaux que la garde du Roi des Guelbes. Je n'aime pas les temps de troubles. Il y a un parfum de guerre civile. Les gardes ont interdiction formelle d'entrer dans la maison. J'ai pitié d'eux, ils doivent rester dans le froid en ce début de printemps et je ne puis même pas les inviter à boire une soupe chaude. En ville il y a plein de militaires guelbes qui gardent les positions clés, leur uniforme est triste et terne. Le gouvernement a déclaré l'état d'urgence et le Roi a pris la tête de l'armée.


Étrange idée que de faire protéger trois enfants perdus dans une immense maison par des gardes. Mais il est vrai que nous ne sommes plus des enfants. Mon oncle n'habite pas la maison. Je lui dois beaucoup: c'est lui qui m'a retiré de la secte au Danskmark pour m'amener ici. Il a financé mes études, la restauration complète de la Grande Maison et tout l'équipement coûteux des ateliers. Le corps d'habitation avait servi durant la dernière guerre d'orphelinat. L’accès à la très ancienne bibliothèque avait été muré et camouflé. On fit croire à l'occupant qu'elle menaçait d'écroulement. L'orphelinat fonctionna pendant toute la guerre. Après tout c'est de là que vient probablement le nom de Maison des enfants perdus. Est-ce un hasard si désormais le prince de cette maison est un orphelin?


C'est avant mon arrivée à la Maison des enfants perdus qu'elle fut minutieusement restaurée. Mon oncle fit venir les corps de métiers d'une contrée très lointaine, du Royaume de Bohème pour être plus précis. Une fois les travaux terminés, les ouvriers et l'architecte retournèrent dans leur pays, mais on leur confisqua tous leurs bagages, de peur qu'ils ne divulguent quoi que ce soit de la maison au moyen de dessins, d'écrits ou de plans. En ville on raconte que mon oncle s'aida même d'un mage néo-celte pour leur ôter jusqu'au souvenir de Brücelles. En échange de leur trou de mémoire ils furent bien payés. Mon oncle s'arrangea ainsi qu'aucun ouvrier ne me vit.


Protégés par les murs et les doubles châssis de fenêtres de la Grande Maison, on est entièrement livrés à nous-mêmes dés midi, l'heure où les ombres sont les moins grandes et les moins effrayantes. On est tellement soudés tous les trois qu'on ne peut plus se passer l'un de l'autre. À force de rechercher la chaleur et la tendresse de l'autre,  à force de jouer ensemble, de se lover l'un contre l'autre pour dormir les nuits d'orage, de tristesse ou de grand froid, on perçoit nos jeux bien plus intimes comme tout à fait naturels. Ils adviennent au gré de nos envies aussitôt qu'elles deviennent trop pressantes, et on joue souvent à trois. C'est une fabuleuse manière de décupler les sensations. On est confidents, amis, amoureux et amants tout à la fois en un fragile équilibre triangulaire. Morgane nous désire sans cesse, elle sert de réceptacle à notre semence. Mais quand elle est absente et qu'on est dans le jardin, Florian et moi on joue à deux et on lâche notre semence un peu n'importe où. Les jets sont puissants, ils sont comme des fontaines intarissables. Heureux on rit de notre force si vite récupérée, et quand l'un de nous demande encore en soupirant on lui fait un grand sourire et on le comble de suite. De magnifiques petites fleurs poussent là où on a semé, c'est trop mignon. Dans la Grande Maison on a nos lieux préférés, on s'y sent en sécurité.


Mon ancienne nourrice devenue gouvernante vient faire le ménage, préparer à manger et jardiner. Elle part à midi. On doit juste faire la vaisselle et nos lits. Sinon on ne doit s'occuper de rien, à part moi de travailler à mes commandes de fresques et de mosaïques, Morgane d'étudier la Biologie et la Botanique, et Florian de m'aider dans mon travail quand il ne danse pas, n'étudie pas et ne voyage pas. Mon oncle s'occupe de la gestion des finances et du contact avec les clients. 


(1) Le Nom est composé du prénom, du nom de famille, d'un nom qualificatif et de noms secrets.



Commentaires

  1. L'histoire gagne beaucoup à commencer ainsi. Certains points étaient obscurs dans la première version. Bisous,

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    1. Tu as tout à fait raison. Mais parfois j'ai l'impression de raconter une deuxième histoire ;-)
      Bisous, tvb!

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  2. Bonne Année mon cher Eric, bonne année à toi et à tous ceux qui tes sont chers, bonne santé et plein de petits bonheurs, l'inspiration aussi, littéraire, artistique, l'inspiration-respiration. Je t'embrasse bien fort !

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    1. Merci cher Kryptô! Pour toi aussi je te souhaite une toute bonne Nouvelle Année. Tes vœux sont chouettes, je te souhaite des choses analogues! La santé est notre bien le plus précieux, et l'inspiration est un souffle magnifique dont on apprécie les visites... Je t'embrasse, à bientôt!

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