Une usine de conserves…

SEIZE 

… et des champignons bleutés «Yves Klein» très recherchés. 



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Ils sont presque nus...


Sur le quai on croise les premiers pêcheurs qui ramènent des filets remplis de crabes. Ils sont presque nus et travaillent d’arrache-pied. D’autres emmènent les crabes sur des chariots et empruntent les rails du tram pour les tirer vers un bâtiment industriel. Ils sont tous asiatiques. 

Ensuite on arrive sous un pont et là un Thaï avec un brassard rouge nous salue. Il est accompagné d’un Chinois, ils nous attendent. Le Chinois glisse un mot à l’oreille de Iacchos. Iacchos me lance, tout joyeux : 

-  Chaiyo t’accompagne, moi j’ai à faire. On se retrouve tantôt à l’usine de conserves du canal. 

-  A l’usine ? 

-  Tu verras ! 

J’accompagne Chaiyo en direction du Musée d’Art Contemporain. 

-  Ce soir vous n’allez pas travailler aux voiries ? 

-  Non, ce soir ils n’ont pas besoin de nous. Encore un jour où on ne sera pas payés ! Heureusement cela permettra aux plus jeunes de se reposer un peu. J’ai essayé de renégocier ce qu’on nous donne à manger, mais la ville de Bruxelles ne veut rien savoir. Ils m’ont dit que le riz coute un quart de centime plus cher que leur saloperie de pain noir ! Je me demande ce qu’ils peuvent bien mettre dedans. On n’en mangera plus, on se débrouillera autrement. Heureusement qu’on a Iacchos ! 

-  Je sais, il est plein d’inventivité ce garçon.

Un jeune Thaï nous barre le passage avec un petit drapeau rouge. Il a un grand sourire. 

-  Ah oui, dit Chaiyo en regardant un signe étrange tracé à la peinture rouge sur le sol. Il faut suivre les consignes de Iacchos et s’arrêter ici : on est à cinq cent mètres du musée. 

Soudain on est écarté sans ménagements sur le côté : 

-  Laissez passer ! 

Trois sombres personnages, des guides déguisés en corbeaux, mènent un troupeau de moutons au pas de course. Ils vont visiter la construction du musée magiquement éclairée en rouge. 

-  Messieurs ! Messieurs ! Arrêtez-vous, c’est dangereux par-là crie Chaiyo aux corbeaux noirs. Le premier corbeau coasse en nous toisant : 

-  Que nous veulent donc ces pouilleux ? Il faudrait leur interdire de venir ici ! 

Le second corbeau dit méprisant : 

-  Laisse, ce ne sont que des ouvriers. Ne perdons pas notre temps à parler à ces ignares acculturés. 

Le troisième corbeau ne nous regarde même pas, et susurre aux moutons : 

-  Petits, petits, venez! Venez voir l’ââârt si délicieusement conceptuel… 

-  Bééé font les moutons, bééé… 


Les derniers coups de minuit sonnent.


Ils arrivent sous la structure du musée. Les derniers coups de minuit sonnent. Plusieurs détonations se succèdent, ensuite on entend comme une pluie de cristaux : les vitrages du musée explosent un par un. Corbeaux et moutons sont transpercés par des milliers d’éclats de verre tranchant, le quai est éclaboussé de sang. Ensuite il y a un grondement énorme : tout le bâtiment s’écroule sur eux et sur des milliers de crabes. L’eau du canal se teinte de rouge à son tour. On se retourne pour aller vers l’usine. 

- C’était leur destin dit Chaiyo philosophiquement. Ils ne croyaient pas au karma, mais leur karma les a rattrapés maintenant. Quels corps voudraient encore d’eux, eux qui ont méprisé et profané la plus humble matière ? 


Des âmes de corbeaux s’envolent en silence, furieuses de n’être presque rien alors qu’elles croyaient être tout. 

Et leurs Ombres vocifèrent sans voix, voyant leur nom s’effacer dans le sable de l’avenir. 

Ensuite leur Ka se vide de sa dernière énergie en malédictions. 

Quant à l’Esprit, il les a déjà quittés depuis longtemps car ce qu'ils ont pris pour Esprit n'était qu'intellect. 

Enfin Maât parle contre leur cœur, car elle n’a trouvé aucun amour en eux, seulement de l’arrogance et du cynisme.


L’usine de conserves de poissons.





Une fois devant l’usine on passe un portail pour arriver à une grande cour. Étonné je retrouve des visages connus : il y a là le conservateur en chef du Musée d’Art Moderne de Bruxelles, et aussi Johan avec sa fourgonnette. Je me rends compte que Iacchos y est pour quelque-chose quand je vois Rebecca décharger des caisses de champignons légèrement bleutés. Chaiyo me fait visiter l’usine. 

- L’usine de conserves de poissons venait d’être rénovée quand les propriétaires ont décidé de la fermer. Ils ont délocalisé la production au Bangladesh. Quant à la ville de Bruxelles, elle a revendu une bonne partie du port à des Chinois. L’usine étant enclavée dans le port, un copain Chinois fils de commerçant en a profité. Il a racheté l’usine pour un euro symbolique. Ensuite il nous a demandé de l’aide pour la remettre en état de marche, sans encore savoir ce qu’on y produirait. Mais mon copain Cheng a vu un peu grand et est à court de liquidités : à cause de la crise plus aucune banque ne veut lui prêter de l’argent. A bout de forces, on a failli rater notre projet. Iacchos nous a donné juste le petit coup de pouce qu’il fallait : tenir quelques jours en pêchant du crabe… pour alimenter la conserverie ! On va se spécialiser dans la production et la commercialisation de conserves de crabes mutants soigneusement sélectionnés et pêchés sur les rives du canal. 

Chaiyo me montre ses copains en train de vider manuellement les crabes : 



Ici il y a la chair récoltée, là les pinces et les carapaces vides...


- Ici il y a la chair récoltée, là les pinces et les carapaces vides qui vont rejoindre une broyeuse pour en faire de l’engrais. Nos équipements de production ultra modernes nous permettent de transformer nos matières premières en vue de fournir des produits répondants aux normes de qualité, d’hygiène et de sécurité les plus strictes. 

Juste à ce moment Iacchos nous rejoint : 

- Regarde la belle étiquette que j’ai dessinée : elle servira pour la deuxième chaîne de production, qui était encore inemployée. On a baptisé le produit « Champignons Bleus de Bruxelles ». Cheng a un ordinateur super ! 


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« Regarde la belle étiquette que j’ai dessinée… »


Chaiyo continue : 

- A côté de conserves de crabes mutants standards, nous commençons aussi à produire des conserves de luxe, que l’on vendra très cher à l’élite de la ville : les Champignons Bleus de Bruxelles sont garantis exclusivement de culture sur des monochromes bleus d’Yves Klein ! C’est une idée de Iacchos. Venons regarder la sortie des premières boîtes de crabe avant leur emballage… 

Je suis abasourdi ! C’est donc cela la surprise que Iacchos me préparait ! 

- Mais les herbes détoxifiantes, vous avez pensé à les rajouter aux conserves ? 

- Bien sûr, dit Chaiyo en riant : un de nos compagnons de travail a toutes les herbes voulues, Iacchos nous a téléphoné la recette. Une sauce thaï relevée accompagne les crabes, on a légèrement modifié la recette initiale, personne ne goutera les herbes rajoutées. 

Maintenant on voit les boîtes de crabes défiler sur un tapis roulant. A mon grand étonnement je vois défiler une boîte de « Homard à la sauce thaï » toutes les dix boîtes de crabe. 



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A mon grand étonnement je vois défiler une boîte de
« Homard à la sauce thaï » toutes les dix boîtes de crabe.


- Mais… ces boîtes de homard sortent de la même chaîne que celle des crabes mutants ? 

Iacchos regarde ses pieds maintenant. Chaiyo explique : 

- Oui, leur contenu - du crabe mutant - est identique. C’est une idée géniale de Iacchos. La sauce est tellement épicée que personne ne goûtera la différence entre crabe mutant et homard. De plus cela ne cible pas le même public : le crabe sous étiquette « homard » coûte mille fois plus que le crabe standard, il est destiné aux snobs et au milieu d’art contemporain mondain de la ville, comme les boîtes de champignons. Voici notre prospectus pour les vendeurs et distributeurs : 


« Cheng&Chaiyo vous propose une gamme complète de conserves: Crabe Mutant à la sauce thaï, Homard à la sauce thaï et Champignons Bleus de Bruxelles, qui sont commercialisés à travers deux marques belges « Produit belge » (standard) et « PRODUIT DE LUXE », et d’autres marques clients ou distributeurs à la demande ». 


J’ai difficile de réprimer un fou-rire : 

- Iacchos, tu n’as pas honte ? Ce n’est pas très correct ! 

- On est bien obligé de se débrouiller ! 

Puis Iacchos prend un sourire charmeur : 

- Et puis ainsi je pourrai te rembourser le prix du billet pour mon retour à Lyon. J’ai reçu un quota de boîtes en cadeau et Johan est d’accord de livrer quelques restaurants en boîtes cette nuit encore ! 


Cheng & Chaiyo, la vie en bleu avec nos petits champignons!

Cheng & Chaiyo, vous ne pourrez plus vous en passer!

Cheng & Chaiyo, la vie en rose avec nos crabes mutants!


C’est très tard qu’on rentre à la maison. Cette nuit-là on s’endort très vite, écrasés par la fatigue… 


Toutes les boîtes montrées sont des projets pour des 'objets répliques', photos et boîtes © Eric Itschert.



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