Architecte fou et animaux empaillés
QUATORZE
- Je dois prendre un peu d’argent à la banque.
- Moi aussi, je t’accompagne, répond Iacchos.
Arrivés à l’intérieur, on fait la file. Beaucoup de petits épargnants viennent vider leur compte. Ils n’ont plus confiance dans le système. Une grande affiche annonce : « Jouez avec nous ! Les gains sont pour vous, les pertes sont garanties et remboursées par l’état. Pourquoi vous en priver plus longtemps ? » En petit il est écrit les conditions pour jouer : il faut être prêt à faire une mise de 199 millions d’euros minimum. En sortant de la Banque Bellefuite on se sépare : je retourne à l’atelier et Iacchos descend vers le canal : le conservateur le trouvant sympathique lui a fixé rendez-vous à l’entrée de la construction inachevée du nouveau Musée d’Art Contemporain.
L’œuvre d’un architecte fou rongée par des crabes mutants.
L’édifice a été conçu par un architecte fou. Il barre la perspective du canal car l’architecte avait peur qu’on ne remarque pas son œuvre. Et encore, Bruxelles a échappé au pire car l’intention première était de construire le musée devant les arcades du Cinquantenaire. La construction est délirante, toute en verre et en métal. Mais elle est restée inachevée faute de crédits. Au fur et à mesure que Iacchos s’en approche, l’édifice se révèle à lui. La structure métallique du bâtiment est en acier chromé et brille au soleil. Les vitrages semblent par endroits transparents mais ailleurs on dirait des miroirs qui réfléchissent la lumière. Tout dépend de l’angle de vue. Près de l’eau, il y a des parties de la structure qui sont d’un rouge lumineux ; elles semblent même vibrer. Arrivé au pont menant à l’entrée, Iacchos constate avec horreur que les parties rouges sont formées de colonnes mouvantes de crabes mutants. Le conservateur ouvre une porte de verre.
- Comme je vous l’ai dit ce matin, nous conservons aussi une partie de nos œuvres les moins intéressantes ici. Elles se trouvent dans les étages inférieurs. Mais étant donné les circonstances, je ne suis pas certain qu’on retrouvera l’œuvre d’Anon Yme…
- Etant donné les circonstances ?
- Nous avons fait quelques achats très malheureux qui sont devenus indéfendables. S’il leur arrive quelque chose, les assurances rembourseront et on pourra continuer la construction du musée avec cet argent frais.
- Des achats malheureux ?
- Oui, des animaux dans du formol qui se décomposent, d’autres empaillés qui sont pleins de mites, trois boîtes de conserve dont deux ont explosé – je ne vous raconte pas ce qu’elles contiennent - , un amas de poubelles qui ne sont pas tout à fait propres… et d’autres « œuvres » facétieuses du genre. Quant aux « circonstances », le bâtiment qui aurait dû être posé comme un bateau au milieu du canal élargi pour l’occasion prend eau de toutes parts.
En effet, quand ils arrivent au bas de l’escalier, ils sont obligés d’enfiler des bottes de chantier : il y a six centimètres d’eau. Le conservateur ouvre une grande porte et ils entrent dans une immense salle tout éclairée par une lumière rouge diffuse. Iacchos pousse un cri de surprise : des restes d’œuvres sont couverts de crabes mutants qui s’en nourrissent. Le sol grouille de crabes. Iacchos et le conservateur reculent avec précipitation et referment la porte.
Des animaux empaillés très tendance…
- Je crois qu’il est temps d’appeler les assurances…
- Mais pourquoi une œuvre d’Anon Yme s’est retrouvée ici ?
- Oh, il y a dû aussi avoir l’un ou l’autre animal empaillé à son actif ; c’est très tendance actuellement ! Les taxidermistes réalisent des fortunes alors qu’il y a quelques années encore, c’était un métier sur le déclin. Cela va de la biche empaillée avec pansements et bandages come si elle était blessée jusqu’au vol d’escadrilles de poussins empaillés avec de faux nuages de fumée derrière eux (1). Ce sont des gags de bande dessinée réalisés en trois dimensions et grandeur nature pour amuser les collectionneurs.
Ils ressortent du musée. Ils sont sur la passerelle quand un bruit assourdissant se fait entendre dans leur dos. Ils pensent à une explosion et se retournent : un des grands vitrages vient d’éclater. Iacchos regarde en bas : certains crabes mutants s’attaquent à la structure métallique. Ils doivent avoir une carence en fer se dit-il. La structure rouille déjà et les crabes semblent adorer.
- Ce n’est peut-être pas une bonne idée d’avoir construit ce musée les pieds dans l’eau ? Je croyais que c’était de l’acier inoxydable ?
Le conservateur rigole :
- On pourra utiliser l’argent des assurances à des choses plus utiles… ce musée était aussi extravagant et aussi vain que les choses qu’il était censé contenir. Pourquoi pleurer leur disparition ? L’avant-garde passe et l’art trépasse. L’original de l’urinoir de Marcel Duchamp a disparu. Le reste n’est que piètres copies et répétitions superfétatoires. Et toute glose sur Duchamp n’a sa place que dans les bibliothèques afin de devenir poussière. Vouloir conserver ces œuvres est une trahison envers les artistes qui les ont produites. Marcel Broodthaerts ne voulait pas que ses œuvres soient conservées. L’idée même de faire un tel musée est totalement idiote : c’est le conservatisme qui veut récupérer le mouvement.
Iacchos se demande si le conservateur rigole ou s’il est sérieux…
Au pied des remparts de la ville...
A présent Iacchos remonte seul le long des remparts de la ville première. Plein de jeunes ouvriers Thaïs tout chancelants vont se cacher dans les fourrés pour se vider les entrailles.
- Ce n’est vraiment pas malin de leur donner du pain noir à manger au lieu de riz, cela leur donne de la diarrhée se dit Iacchos révolté.
Iacchos a des défauts mais parmi ses grandes qualités il y a la compassion. Soudain un essaim d’étudiants de l’Académie Royale d’Orée surgit. Les étudiants sont munis de bocaux avec des couvercles d’or et d’appareils photos luxueux. Ils sont accompagnés par leur prof, et vêtus de tenues blanches immaculées avec capuchon. Ils portent des lunettes de natation toutes bleues et des gants blancs. Iacchos les voit photographier les Thaïs accroupis, ces derniers n’ont même plus la force de protester. D’autres étudiants recueillent les excréments et l’urine à la source, sans aucun respect pour l’intimité des fournisseurs. Iacchos est furieux : on les exploite jusqu’à l’os ! Il crie de rage :
- Et leur droit à la protection de leur image ?
Un étudiant ricane :
- C’est des pouilleux de citrons, ils se ressemblent tous, avec quoi tu viens ? Ecarte-toi de là et laisse-moi travailler, t’es trop bronzé, va à l’ombre. De toute façon tu n’y comprends rien à l’art !
Alors Iacchos vole dans les plumes des étudiants. Le prof tance d’abord sévèrement Iacchos en lui lançant des anathèmes en novlangue académique :
- Pauvre petite frappe ratée, sale jeune réactionnaire, revanchard démago frustré, intégriste fielleux, facho vichyssois, populiste idiot aculturé, éléphant boiteux cacochyme, pompier cramé dépassé, dinosaure sur le retour, lyncheur psychopathe…
Mais ensuite le prof se change en corbeau et s’enfuit à tire d’ailes: quelques Thaïs encore valides réagissent enfin et donnent un coup de main à Iacchos pour chasser les étudiants. La novlangue ne fait manifestement aucun effet sur les ouvriers. Ensuite un Thaï vêtu d’un brassard rouge vient remercier Iacchos. Il parle un français impeccable : cela doit être leur chef. Il a un beau visage très fin. Maintenant Iacchos pleure à chaudes larmes de désespoir. Le Thaï essaye de le consoler par l’humour:
- Ce n’est pas trop grave, on finira par avoir l’habitude. Hier c’était des étudiants en journalisme qui sont venus. On a encore eu la force de les chasser mais ils avaient des téléobjectifs. Aujourd’hui c’est l’Académie privée la plus prestigieuse d’Europe qui nous visite, heureusement tu étais là !
- Ce n’est pas une raison d’accepter l’inacceptable! Et on ne vous fournit même pas une nourriture correcte !
Iacchos semble inconsolable alors le Thaï murmure une douce mélopée. Iacchos sent le calme revenir en lui. Il fouille dans sa poche et donne tout l’argent qu’il a sur lui en reniflant.
- Achète-leur des sacs de riz !
Le Thaï le regarde avec chaleur :
- Merci ! Mais toi ?
- Je me débrouillerai. Où est-ce que je peux te revoir ?
- Ne t’inquiète pas pour nous dit gentiment le Thaï en souriant. Tu viens de nous donner juste le coup de pouce qu’il faut. Je vais acheter des sacs de riz et quelques filets pour pêcher le crabe. Cela suffira pour notre ordinaire et on revendra le surplus de crabe aux restaurants du coin en échange de riz. On pêchera du côté du nouveau musée, c’est là que les crabes sont les plus beaux. J’y serai chaque soir avec les plus valides, avant d’entamer notre travail de nuit aux voiries. On laissera les plus faibles et les plus jeunes se reposer et se rétablir.
- C’est vous qui avez dépavé et repavé un bout de la rue des Peupliers il y a quelques jours ?
- Oui, en effet. Le commanditaire pour le dépavage était un artiste aux yeux fous. Il prétendait s’appeler Anon Yme. Il nous a présenté un ordre qui semblait émaner des autorités communales, en marmonnant qu’il préparait « son retour». En fait il s’est avéré que cet ordre était un faux. Ensuite on a du repaver la rue en toute hâte : cette fois l’ordre était vrai.
Le Thaï salue Iacchos les mains jointes, Iacchos rend le salut en disant :
- C’est moi qui te remercie ! Tu m’as donné l’occasion de me rendre utile, et tu m’as transmis une information précieuse. Quand tu vas pêcher, ne t’approche pas à moins de cinq cent mètres du nouveau musée inachevé : il s’effondrera un jour.
Le sourire du Thaï devient aussi énigmatique que celui de la Joconde, et Iacchos rentre maintenant les poches vides mais le cœur heureux.
Derrière une fenêtre un canidé parle à son ombre…
Derrière une fenêtre un canidé parle à son ombre. Et l’ombre lui répond :
- Pourquoi me parles-tu, moi qui ne suis rien ?
Disant cela l’ombre devient. Dans la pièce il n’y a plus d’ombre mais les chiens sont deux maintenant, ils jouent ensemble…
(1) Personne ne s’étonnera que ces « œuvres » existent réellement. Elles ont été montrées cette année à « Art Brussels ».
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