Désastre écologique dans le désert
ONZE
… et la chute d’Anon Yme.
- Yme Anon veut construire un gigantesque labyrinthe en plein désert, au-delà des Grandes Montagnes du Nord-Africain. Et ce labyrinthe sera réalisé dans sa matière préférée, le sucre de canne !
Iacchos repère des panneaux décrivant ce projet. L’entreprise de cette construction a mis des forces colossales en route. Il y a des plans détaillés et des photos superbes du labyrinthe en construction. On voit ensuite l’œuvre achevée. Une photo est particulièrement splendide : c’est le labyrinthe apparaissant dans un mirage devant les Grandes Montagnes.
- Que c’est beau… murmure Iacchos admiratif. Et cela doit surement sentir bon le sucre !
Mais le conservateur ne relève pas les remarques de Iacchos et continue, implacable, son histoire.
- … L’industrie du sucre de canne applaudit des deux mains, la spéculation ayant rendu la production de sucre excédentaire après avoir fait monter exagérément les prix. Pourtant quelques voix commencent à s’élever : pourquoi du sucre ? Pourquoi ne pas construire le labyrinthe en sel, si utile pour les nomades et leurs chameaux ? On fait taire ces voix par l’argumentation habituelle : s’ils sont contre le projet ils sont contre le progrès et l’art contemporain. La terreur intellectuelle fonctionne à merveille.
Candidement Iacchos commente :
- N’est-ce pas normal qu’Yme Anon veuille construire le labyrinthe en sucre, fut-ce pour la bonne odeur et la chaude couleur ?
La voix du conservateur résonne comme un reproche :
- Dans le désert aussi des voix s’élèvent, indignées : Anon fait faire ses énormes blocs de sucre par des enfants au Brésil, ensuite ces blocs sont transportés d’abord par avion et puis par camion sur le site pour être assemblés sur place par des ouvriers allemands. Des tonnes de kérosène sont dépensées pour faire voler les avions. Pour permettre aux camions de passer à travers la faille des Grandes Montagnes, il faut dynamiter une partie des rochers. Des fresques rupestres sont définitivement détruites ou abîmées. La main d’œuvre locale n’est pas utilisée, elle ne reçoit aucune retombée positive du projet. Cela irrite. Un soir de grande tempête de sable, un marabout lance une terrible malédiction contre Anon qui a détruit des grottes sacrées. En Europe on rit, on se moque. Comment peut-on pleurer la disparition de petites figurines à demi-effacées dans des grottes alors qu’un projet grandiose prend forme ? Le labyrinthe est enfin terminé. Son emprise au sol dépasse largement celle de la plus grand pyramide d’Egypte. Certains disent qu’il est encore plus grand que celui décrit par Hérodote. Il est répertorié comme étant la huitième merveille du monde. Anon s’autoproclame Pape de l’art actuel à Las Vegas où il inaugure une copie de son labyrinthe africain réalisée à l’échelle 1/100ème. La copie est en carton renforcé à la pâte de résine de maïs transgénique thermo-durcissante. Elle permet aux riches américains de ne pas quitter leur territoire tout en se donnant un frisson d’exotisme. Très vite on ne s’intéresse plus au labyrinthe original. Il est trop difficile d’accès et on a les films et les photos du lieu. Pourtant quelques rares journalistes d’investigation, qui n’ont pas encore été dégommés, enquêtent. Le labyrinthe installé dans le désert africain est une véritable catastrophe écologique. Il est bien pire que la plus désastreuse œuvre de Jean-Claude et Christa. Le conservateur sort un téléphone portable dernier cri de sa poche.
- Terrible cet appareil ! J’en ai entendu parler dit Iacchos, trouvant le conservateur finalement sympathique en raison de sa passion pour les toutes dernières technologies.
- Oui, c’est pratique. J’ai retrouvé un film d’Arte. C’est l’enquête de journalistes à propos du fameux labyrinthe d’Afrique. Bien sûr elle est passée inaperçue, on l’a diffusée une nuit à trois heures du matin. J’en ai enregistré quelques extraits.
Iacchos voit émerveillé un grand cube se déployer autour d’eux. Ils entrent dans l’action du film. Ils se retrouvent dans une Jeep roulant dans le désert. Ils arrivent à une oasis entièrement brûlée. Tout est brun foncé. Ils sortent de la Jeep et visitent l’oasis. Ils découvrent avec horreur des cadavres brulés. Sur certains on voit encore les visages, sur d’autres non. Une voix off commente : « Lors de nuits de tempête le sable arrache des milliards de grains de sucre aux parois du labyrinthe. Le sucre vole, se gorge de rosée, et quand le jour torride vient, il se transforme en gouttes de sirop, brûlant tout sur leur passage. Des caravanes entières ont disparu. On se raconte la malédiction du marabout. Maintenant les caravanes sont plus prudentes… »
Iacchos est effaré ! Soudain le paysage change autour de lui et du conservateur. Ils se retrouvent à dos de chameau. Un spectacle grandiose s’offre à leurs yeux : ils sont devant les Grandes Montagnes du Nord-Africain. Ils doivent les traverser par une faille afin d’arriver de l’autre côté où il y a le labyrinthe. Petit à petit un superbe mirage apparaît, on voit le labyrinthe. Ils sont pris sous le charme de l’œuvre merveilleuse. Mais des cris de terreur des caravaniers les distraient du spectacle. On entend la voix effrayée d’un journaliste : « Le mirage ! Encore ce maudit mirage ! Il faut immédiatement retourner, on ne peut pas traverser la faille. Quand le mirage apparaît cela veut dire que les vents changent de direction. »
Le cube disparaît, ils se retrouvent dans la salle de la réserve.
- C’est terrible ! dit Iacchos.
- Pourtant ce n’est pas cela qui a causé la perte d’Yme Anon. Pressé comme un citron par ses galeristes – au moins quatre – on lui demande de produire toujours plus. Il réinvente le dépavage des rues comme mouvement artistique.
Certains pavés sont en sucre, il a puisé dans le solde de stock de sucre de canne… Le scandale du labyrinthe est étouffé. Un jour où il a trop abusé de champignons hallucinogènes, Anon déclare aux journalistes, lors d’une Documenta à Kassel : « Je ne crois plus du tout à l’avant-garde. » Le scandale est énorme dans le milieu. C’est comme si le Pape de Rome déclarait qu’il ne croyait plus en Dieu. Et alors qu’auparavant ils ne se sont pas émus un seul instant du sort des pauvres africains, aussitôt les galeristes font savoir à Yme Anon qu’ils ne renouvelleront pas leur contrat. Le mot d’ordre est donné : il ne faut plus parler d’Anon Yme, il ne doit plus apparaître nulle part. Et il disparaît, on n’en entend plus parler… Trois ans après sa sortie de l’académie, les galeries se sont débarrassées de toutes ses œuvres. L’artiste est fini.
- Jusqu’à cette Nuit Blanche, où l’artiste réapparait mystérieusement dit pensivement Iacchos.
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