Le cauchemar

CINQ

Où on commence à comprendre la peur d’Icare… 



nuit, livres de magie, surréalisme, belge,



Je suis le dernier à m’endormir, tard dans la nuit. Plusieurs chiens du quartier hurlent à la mort. Je n’aime pas cela, il y a quelque chose qui rode dans le coin, je le sens. C’est une présence maléfique. Les rêves viennent assaillir mon sommeil. Rêves évoquant le passé où je quitte seul notre Brabant doux et vallonné pour aller dans les mornes plaines de Flandre. Ces routes sont interminables en automne brumeux et il est terrible de s’y perdre. Je suis soulagé quand j’arrive au pont de bois enjambant le canal : la maison de l’écrivain Hubert Lampo n’est plus trop loin. Après nous être débarrassés de sa femme, une dame avec une personnalité forte mais un peu envahissante, nous nous lançons dans une vive discussion.


Livres de magie. 


Nous nous sommes découvert une passion commune : les livres de magie. Aucun de nous deux ne croit à la magie, si ce n’est aux vertus des plantes, au pouvoir de suggestion et à la perfidie des oracles. Fiévreusement, nous avons rassemblé trois pièces qui se complètent, deux sont à lui et la troisième m’appartient. Il s’agit de traités de magie copte. Dans son enthousiasme, il me donne ses deux manuscrits, disant qu’ils ne sont pas dans la lignée de sa collection, qu’il va mourir bientôt et que ses héritiers n’en ont « rien à cirer ». Un manuscrit contient de merveilleux dessins. L’autre est une traduction en français du premier, datant du 19ème siècle et écrit dans cette belle écriture typique de l’époque mais sans dessins. La traduction contient aussi des passages d’un autre livre, perdu, et d’un troisième livre dont je possède la version traduite et imprimée avec dessins. Quand sa femme nous rappelle à l’ordre, la nuit est tombée. 


Un retour catastrophique.


Un brouillard d’hiver froid, humide et pénétrant a submergé toute la plaine. Le retour est catastrophique, il me prend plus de quatre heures. Durant le trajet, je vois régulièrement apparaître aux carrefours un immense chien noir aux longues oreilles et au museau pointu. Peu à peu la peur m’envahit. Pourquoi ce chien me devance-t-il ? Que me veut-il ? Les manuscrits… Pourquoi ai-je accepté les manuscrits ? J’essaye de me raisonner, ce chien noir comme le charbon peut me devancer parce-que je roule particulièrement lentement à cause de l’épais brouillard givrant, il retournera à sa demeure aussitôt qu’il s’en sera trop éloigné. Mais la terreur m’envahit chaque fois un peu plus lorsque je retrouve cette immense bête devant moi. Aussi sournois que la terreur m’envahit un profond désespoir : je sens que je ne reverrai plus jamais Hubert Lampo, il mourra. Je ne le connais pas depuis très longtemps, et déjà le fil se casse ! 


Heist-op-den-Berg.


Tout à coup le paysage change et la trame du temps aussi. Il y a un petit mont émergeant de la plaine. C’est le village d’Heist-op-den-Berg. Je le traverse à pied, et guidé par un cygne, je rentre dans une maison. Au bout d’un couloir long et sombre, une porte me donne l’accès à la cave. Arrivé en bas, je pénètre dans un labyrinthe. Je sais que d’autres maisons ont aussi accès à ce labyrinthe. Lorsque j’en sors, c’est par une petite porte débouchant dans un jardin. Il fait doux, c’est le printemps, la nuit est tombée, le ciel est étoilé. La lune éclaire le mont émergeant d’une mer de nuages. C’est féerique, le jardin semble planer au-dessus des nuages, il y a des cerisiers en fleurs. Au bout du jardin, en contre-bas, des nuages viennent comme des petites vagues laiteuses lécher l’herbe. C’est un paysage d’ordre, de calme et de beauté. 


Dans la maison.


Et puis soudain, je fais un nouveau saut dans le temps et je me retrouve dans mon atelier à tracer un grand cercle au sol. Je me sers des images du manuscrit de Lampo pour dessiner des figures dans le cercle. Je m’entends prononcer des paroles antiques et je fais apparaître deux énormes canidés, l’un de couleur sable et l’autre tout noir, ce qui revient au même. Je prononce leur nom par trois fois, Anubis et Oupouaout

- Des choses terribles se préparent, j’ai besoin de vous pour protéger cette maison. 

- Tiens, tiens…. on se connaît petit d’homme ! me dit Oupouaout à la couleur sable. C’est toi qui pleures chaque fois que tu entends l’histoire d’Isis me poursuivant. Cela te rend sympathique à mes yeux. 

- Cette histoire est ontologique, c’est pour cela qu’elle me fait pleurer ! C’est sur notre condition à tous que je pleure, pas seulement sur toi ! Notre monde est situé entre l’être et le non-être ! 

- Bien sûr, petit d’homme. Nous sommes poussière éparpillée dans l’Univers, et en même temps nous sommes Un. N’est-ce pas le Christ qui dit que la moindre chose que tu fais pour ton prochain, c’est à lui que tu le fais ? 

Anubis à la couleur noire prend à son tour la parole : 

- Raconte-nous encore cette histoire petit d’homme, j’aime l’entendre. 

- Oupouaout s’est disputé avec Isis la puissante. Elle court derrière lui. Elle est prête à le rattraper. Alors Oupouaout crie derrière son dos : « mais pourquoi donc poursuis-tu celui qui n’existe pas ? » Et disant cela, il devint. 

L’émotion fait trembler ma voix, mes larmes coulent. 

- Tu es donc capable de compassion. On te protégera disent les deux canidés en chœur, léchant mes larmes tombées à terre.


Et là je me retrouve transporté dans le grand hall d’entrée de ma maison. Je suis flanqué des deux canidés. La chose immonde est là, tout près, de l’autre côté de la porte. Je la sens respirer. Dehors, tous les chiens se sont tus. Ils n’osent plus bouger, le silence est pesant. Soudain il y a un fracas terrible, comme un coup de tonnerre. La vénérable porte d’entrée qui avait même échappée au grand incendie de 1695 s’écrase au sol. Un être effrayant apparaît. C’est un être ailé avec un corps mi-humain, mi-animal. Ses yeux n’ont pas de pupilles, il a des cornes, une queue et des pattes de lion. Son visage me rappelle vaguement celui d’une statue aperçue à Lyon. 

- Hermès

- Désormais, je suis Moloch-Baal. Agenouille-toi devant moi pour me saluer. Je suis votre nouveau maître à tous. 

- Je ne le ferai pas ! Le Christ n’a-t-il pas dit : « nul ne peut servir deux maîtres ; ou bien il haïra l’un et adorera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. » 

L’être ailé se ramasse, prêt à bondir sur moi. Les deux canidés se mettent alors à gronder en montrant leurs crocs. 

- Où est Icare ? Je sens son odeur. Il est venu ici, dit le monstre. 

- Il est parti. Si tu as un message, dis-le-moi et je le lui transmettrai. Pourquoi en as-tu après moi et après Icare alors que nous ne sommes rien ? 

Le monstre et les canidés se défient. Les canidés s’apprêtent à bondir à leur tour. Le monstre semble hésiter et recule enfin. 

- Soit, je n’ai plus de temps à perdre pour cette ridicule histoire. Dis-lui que je le laisserai en paix, la question est réglée, l'affaire a été étouffée. 

Alors le monstre s’envole en crachant des flammes pour nous épater pendant que je m’interroge : 

- Mais de quelle affaire veut-il parler ? Qu’a donc fait Icare pour irriter Hermès ? 



L’ancienne porte datant de la Renaissance est brisée en mille morceaux. L’éclat de la lune éclaire le dallage de l’entrée. 

- Mais pour qui se prend-il ? grogne Oupouaout. Il se prend pour Hachem, même ici dans cette ville dédiée à Saint-Michel ? (1) 

- Oubliant sa fragile immortalité, Hermès se nourrit à présent de sang de cadavres africains, gronde Anubis. Vous, humains, avez permis que des mains stériles prennent part à vos transactions. Maintenant ils échangent leur néant contre votre travail, votre nourriture et votre paix. Des spéculateurs, véritables criminels en col blanc, ont provoqué d’horribles famines en Afrique, et ils ne cesseront leurs ignobles besognes tant que la terre ne sera pas toute entière mise à feu et à sang ! Maât a quitté ce monde… 

Et sur ces paroles, les canidés sortent. Oupouaout se retourne pour me dire : 

- Mais en fait, pourquoi n’as-tu pas plutôt invoqué des anges ? 

- Il est dangereux d’invoquer un ange (2). C’est dénaturer un messager qui appartient à Hachem. Je ferais tout plutôt que de causer du tort à un ange. Et puis, n’est-ce pas vous qui m’avez guidé en Flandre une nuit d’hiver ? 

Anubis est déjà loin, mais je sais qu’Oupouaout le rejoindra en quelques foulées. 

- C’était Anubis qui t’a aidé. Recule-toi. Je vais réparer ta porte. 

La voix d’Oupouaout résonne encore, moqueuse, derrière le bois de la porte restaurée dans son état initial : 

- Je m’étais bien promis de ne plus rien dire sur ces choses qui sont au-delà des mots ! Mais vous les Chrétiens, ne croyez-vous pas en votre ange gardien ? 

L’absurdité de cette situation me rassure : je suis bien dans un rêve… et je me réveille, trempé de sueur. Quel cauchemar me dis-je, encore en colère d’avoir eu si peur. Puis, calmé je me force à me rendormir. Demain sera une journée chargée. Je pense encore un instant au chien noir qui m’a terrorisé dans le premier rêve : ce canidé était bienveillant, en se mettant au travers de ma route aux carrefours il m’indiquait simplement la bonne voie à suivre. Les choses ne sont pas toujours telles qu’on les croit… 



Saint Michel, archange, Bruxelles, cathédrale,
Saint-Michel Archange, protecteur de la ville de Bruxelles.



(1) Saint-Michel était l’Archange protecteur de la ville de Bruxelles. C’était assez rare au Moyen-Age de voir placer une ville sous la protection d’un Archange. Ce choix, d’abord religieux, fut ensuite souligné au XIIIe siècle par la volonté des autorités urbaines. Saint-Michel devint l’image symbolique de Bruxelles. On le voit partout représenté dans la ville, debout sur le dragon. L’étymologie du mot Michel ou Michaël provient de l’hébreux Mîkhâ’él, « qui est comme Dieu ? » dans le sens « nul n’est comme Dieu ». Se dire "comme Dieu" c'est se placer à coté de Dieu, hors de Dieu, or nous sommes tous partie intégrante de Dieu, atman en Atman. 

Dans la Bible (Daniel, X, 13) l’Archange est préposé au peuple juif. Concernant les Chrétiens, l’Archange Michel est cité dans l’Épitre de Jude et dans l’Apocalypse de Jean, mais n’apparaît dans aucun des quatre évangiles canoniques… Au départ, c’est le Christ qui tient la balance du Jugement Dernier. Il est toute mesure tel le Bouddha, ou encore tel Maât, la déesse égyptienne. Mais très vite c’est l’Archange Saint-Michel qui reprend cet office. Chez les Coptes d’Egypte ce dernier reprend tout simplement la place d’Anubis (Inpou) lors de la pesée des âmes. On pourrait trouver d’autres similitudes entre Anubis et l’Archange : Anubis est localisé comme « khenty seh neter », donc « à la tête du pavillon divin » ou encore comme « tepy djou-ef », soit « sur sa montagne » ou encore « sur son éminence ». Ci-haut on voit une statue de Saint-Michel Archange ornant la Cathédrale Saint-Michel et Gudule de Bruxelles : elle a miraculeusement échappé aux vols de statues lors de la désastreuse restauration de l’édifice. 

(2) L’étymologie du mot « ange » provient du grec « aggelos » qui veut dire « messager » spécialisé dans le sens « messager de Dieu ». Vouloir utiliser un ange à son service revient donc symboliquement à le dénaturer. Malgré les apparences, il ne s’agit donc pas de magie blanche mais bien de magie noire…



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