Le Ministère du Désastre Annoncé

Après avoir payé l’addition, on sort dans la rue. Le soleil blesse nos yeux. Il y a plein de promeneurs. Il fait calme malgré tout car il n’y a presque plus de voitures. Les gens n’ont plus assez d’argent pour acheter de l’essence. On approche d’une immense tour. 



On approche d'une immense tour


C’est le Ministère du Désastre Annoncé. Ici encore, on parvient à déjouer les pièges. On se retrouve assis devant un fonctionnaire flanqué de l’incontournable statuette aux trois singes. 

- Voilà, on aimerait savoir s’il y a eu un artiste qui est intervenu sur la rue des Peupliers lors de la Nuit Blanche ? 

Le fonctionnaire semble s’adresser aux petits singes. Il les regarde en leur caressant la tête. 

- Oui, oui mes chéris. Les Messieurs nous demandent si un artiste est intervenu sur la rue des Peupliers. Nous on a reçu un dossier de demande, on l’a transmis au Comité mais il a été refusé ! Pourtant l’œuvre a été réalisée, malgré le refus, par des intervenants invisibles. J’ai eu des plaintes. Quant au Comité, il était absolument furieux ! 

- Mais qui a envoyé le dossier ? 

Le fonctionnaire commence à s’agiter sur sa chaise. 

- Comment pourrais-je le savoir puisque c’est un anonyme qui l’a envoyé. On ne sait même pas où il habite ! Il est insaisissable, c’est cela qui est le plus remarquable en lui : il s’est entièrement effacé derrière son œuvre. Maintenant il a disparu ! Disparu ! 

Le fonctionnaire s’agite de plus en plus. Il semble mû par un ressort, il sautille de manière énervante et s’adresse joyeusement à sa sculpture : 

- Disparu mes chéris ! 

Les trois petits singes se mettent à bouger à leur tour et opinent de la tête. 

- Oh ! Dit Iacchos épaté. 

Je montre une photo d’une rue aux pavés manquants. 

- Et de ceci, pouvez-vous nous en dire un mot ? 

Le fonctionnaire prend un air atterré. Il fouille dans un tiroir et ressort d’autres photos de rues. Je crois reconnaître des passages pour piétons. 


Daniel Ruben 


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Daniel Ruben 



- Regardez, ici nous avons une œuvre de Daniel Ruben. Il avait modifié les proportions de ses rayures pour nous faire plaisir. Cette œuvre a coûté très cher à la ville. Quand l’artiste en a vu la réalisation, il nous a fait un procès car il disait que les joints entre les pavés brisaient l’harmonie de son œuvre. Daniel Ruben adore les procès. Et quand les pavés se sont mis à voyager, je ne vous dis pas la colère de l’artiste. Quel désastre, tout cela à cause de ces incompétents du Ministère des Occasions Perdues ! On n’est pas amis eux et nous ! Pour éviter un second procès encore plus coûteux, on a proposé à l’artiste de refaire le travail en bitume. En le payant une seconde fois pour apposer une nouvelle fois sa signature. Il faut toujours tout refaire une seconde fois avec le Ministère des Occasions Perdues…



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Un passage pour piétons ?

-  Mais… ce sont de simples passages pour piétons ? 

-  Non, Monsieur, non, ce sont des Daniel Ruben. 

Et les petits singes font « non » de la tête, comme un seul homme… 

-  Oh ! Dis-je, découvrant à mon tour leur mobilité. 

- Et voici une œuvre encore plus radicale ! C’est un travail d’une audace inouïe qui marquera un tournant dans la longue marche révolutionnaire de l’avant-garde artistique ! Il a osé ! Oui, il a osé courber les rayures ! Regardez, mais regardez donc ! 

-  Ah, ce n’est pas encore un passage pour piétons ? 



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Ses œuvres antérieures étaient un peu… raides ! 


-  Absolument pas. Monsieur ne comprend rien à l’art contemporain, n’est-ce pas mes chéris ? C’est encore un Daniel Ruben. Cela vaut une fortune. Regardez, c’est tellement plus vivant, plus souple. Ses œuvres antérieures étaient un peu… raides ! 

Le fonctionnaire se fait soudain silencieux. Il se tient totalement immobile à présent et semble méditer sur la photo. En fait, sa tête pend au bout d’un ressort que je n’avais pas encore remarqué. Les singes rient en silence. Je découvre alors une énorme clé au dos du fonctionnaire et je comprends qu’il n’y a plus rien à en tirer une fois la leçon dite. 

-  Viens, dis-je à Iacchos. 

- Ouah ! tu as vu répond Iacchos, béat d’admiration. Voici un des tout premiers automates qu’ils comptaient mettre en circulation ! Je n’en avais jamais vu de ma vie ! Cela devrait leur permettre de faire des économies sur les effectifs. C’est quand même beaucoup mieux que les terminaux bancaires, non ? 

- Oui. Ils comptent aussi faire des critiques d’art automates, des petits étudiants d’académies automates, des curateurs d’exposition automates… Ils répéteront tous la même leçon en Novlangue. Plus d’humains, plus d’erreurs ! Plus de grain de sable ! 


Des étoiles scintillent...


Le journal du soir titre : « Les agences de cotation Woody & Bloody exigent de nouveaux sacrifices. » La nuit tombe quand on arrive à la maison. Le jardin est tranquille, un léger souffle de vent anime les feuilles. Des étoiles scintillent. Toute la maison est illuminée et sent bon le stoemp et le beurre. La table est dressée dans des tons de blanc et d’or, les convives discutent joyeusement autour de pintes de bière ambrée. 

Soudain on entend un fort battement d’ailes et Icare apparaît dans l’embrasure de la fenêtre, sa peau dorée par la lumière des bougies. Il replie ses grandes ailes, on n’attendait plus que lui pour manger. Ses ailes sont devenues comme des tatouages sur son dos, tel Dionysos il est maître de l'illusion. Sa place est marquée par un coussin très doux, car même pour manger sa tenue naturelle est la nudité. Il est très beau ainsi.

On devise des automates et du prix des carottes : Iacchos raconte tout ébloui notre rencontre avec le fonctionnaire et les singes automates. Une autre part des convives est captivée par Rosanna : elle tempête et appelle la justice divine à l’aide des pauvres agriculteurs qui ne gagnent presque plus rien ! 

-  Ce sont les banques et les intermédiaires qui ramassent le pactole ! 

- Oui mais il faut compter sur un élément nouveau : le racket des multinationales de l’agro-alimentaire ! 

-  Le racket ? 

-  Sous prétexte d’avoir identifié le génome des carottes et de l’avoir breveté, ils exigent désormais un pourcentage exorbitant sur les graines de carottes. Leur racket court aussi sur d’autres plantes qu’ils ont volées aux peuples d’autres pays. Dont des plantes médicinales. Tout cela fait encore monter les prix et se pratique à l’échelle mondiale.

La nuit est bien entamée quand les convives quittent la table. Icare s’envole pour retourner se cacher à l’église du Béguinage. Il semble craindre quelque chose. Iacchos s’apprête à traverser le jardin odorant pour aller dormir dans l’atelier, son refuge préféré. On discute encore un moment pour faire le point. 

- On sait qu’Yme Anon existe. Mais cela ne fait qu’épaissir le mystère : qui est-il réellement ? On sait aussi que les rues se dépavent toutes seules. Mais où sont les pavés ? Et enfin, Icare me cause du souci. Il a manifestement peur de quelque chose, il n’est pas en forme. Pourquoi ? Demain, achève d’abord l’enquête sur Yme Anon. Moi je devrai acheter une nouvelle toile pour compléter mon grand polyptyque. Johan viendra avec sa camionnette : il y a installé le gazogène, moi je fournirai le charbon que j’ai pu me procurer grâce à l’oncle Marneffe. J’en profiterai pour faire un détour et avoir une conversation franche avec Icare. Ensuite je devrai achever de transposer mon dessin… 



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