La fontaine délaissée, nouvelle.
La fontaine délaissée, aquarelle © Eric Itschert |
Entracte
La fontaine délaissée.
À Bélézy ils
vivaient entièrement nus, du matin au soir. C’était un centre naturiste. Pour
Joris Bélézy était devenu un lieu d’inspiration sans fin. Il y avait réalisé un
nombre particulièrement important de dessins et d’esquisses. Tout d’abord les
jeunes y fréquentaient un atelier d’esquisses de modèles vivants où chacun
posait à son tour pour les autres, et puis ils pouvaient aussi se rendre à un
atelier d’aquarelles ou de sculpture. Chaque fois Joris se glissait parmi les
élèves avec un frisson de joie, il y avait toujours quelque-chose à apprendre. Même
en vacances il n’arrivait pas à arrêter de dessiner.
Lors des esquisses
de modèles vivants, ils se réunissaient sous la frondaison d’un important
groupe d’arbres. Le prof y avait installé des matelas de piscine. Là c’était
toujours ombragé, quel que soit le moment de la journée. Pas loin de là, encore
sous le bosquet, il y avait un bassin octogonal. C’était une ancienne fontaine,
Joris s’est souvent demandé ce qu’elle faisait là. Elle était asséchée, et la
sculpture qui devait se trouver à son sommet avait disparu. Derrière la
fontaine il y avait une clôture inachevée. Ce lieu avait quelque-chose
d’incomplet et c’était, croyait-il, ce qui le rendait si mystérieux. Un été
particulièrement chaud, lorsque tout le monde était en train de faire la
sieste, il en fit une esquisse. Il avait presque terminé son dessin quand Pascal
et Chantale se sont pointés. Chantale se glissa derrière lui, et lui enserra amoureusement
le torse :
"- Pas mal !
Et tout cela avec seulement quatre couleurs !
Pascal renchérit
en sifflant d’admiration :
- Tu es vraiment
doué dis donc !"
En effet Joris n’avait
utilisé que deux tons d’aquarelle – du gris de Payne et du vert de vessie – et
de la craie blanche. Du crayon graphite et de la pierre noire complétaient le
tout. Pascal, Chantale et lui étaient toujours fourrés ensemble. Au cours des
étés passées dans ce centre ils avaient construit une amitié aussi minérale et
transparente qu’un cristal de roche. Mais avec le temps des sensations toutes
neuves venaient troubler leur sérénité. L’été passé Chantale se donna tour à
tour aux deux garçons, ils avaient scellé un pacte où ils partageraient tout y
compris leurs nouvelles découvertes. Pascal se mit derrière la fontaine, et prit
plusieurs poses pour simuler une statue. Ses poses étaient d’une beauté
incroyable, celle du danseur déjà aguerri qu’il était. L’instant d’un moment il
ressembla à un de ces anciens dieux de l’antiquité tapi dans l’ombre d’un bois.
Ils finirent par rire de ses pitreries et Joris demanda à son ami de garder la
pose pour réinventer la statue manquante.
Chantale disait
souvent qu’elle ne pourrait se passer d’aucun des deux garçons, jamais, ils se
complétaient trop bien. Joris était blond très pâle et avait une tignasse
abondante mais à peine bouclée dans la nuque, ses traits étaient fins, presque
féminins. Pascal avait une chevelure noire frisée qui faisait une boule mettant
en valeur son visage plus masculin. Au début de chaque séjour Joris devait
faire attention à éviter les coups de soleil, Pascal et Chantale avaient la
peau brune des méditerranéens, ils gambadaient et nageaient au soleil dès le
premier jour et se moquaient gentiment de lui. Il les enviait, ignorant que eux
c’était sa blondeur qui les attirait. Élancé et fin, Joris se mouvait avec
beaucoup de grâce. Il était le plus souple des trois. Mais Pascal, plus musclé,
le rattrapait à la moindre course. Agile, Joris parvenait souvent à s’échapper,
relançant le jeu. Dans l’eau c’était Chantale la plus rapide : une vraie
naïade ! Ses hanches s’élargissaient, ses seins grandissaient et devenaient
chaque année plus beaux et plus attirants.
Joris se sentait
heureux et un peu inquiet à la fois. C’était un bonheur impossible, alors
autant le vivre au présent sans trop se poser de questions sur le futur. Un
jour il faudrait bien que Chantale choisisse avec qui se marier, au moins pour la
société. Tous les deux ils lui feraient des enfants. Chacun des trois était
devenu très amoureux des deux autres. Était-ce d’admirer Pascal qui le
troublait, ou les caresses insidieuses de Chantale sur ses tétons ?
C’était délicieux, presque douloureux à force d’être trop bon.
"- Tu es en
forme !
- C’est de ta
faute ! Arrête de me caresser, tu me déconcentres !
- Bon d’accord,
mais ce n’est que partie remise. Tu es trop mignon dans cet état, quelle santé dans
un corps si frêle !"
Joris rougit, heureux,
mais son inquiétude grandit avec son trouble. Quand le dessin fut achevé un
très ancien souvenir perça en lui comme un nuage gris foncé dans un ciel bleu. Ce
dessin achevé réveilla quelque-chose de déjà-vu en lui. Pourtant il ne parvint
pas à déterminer quoi. Il préféra ne pas approfondir la chose, comme si c’était
un souvenir dangereux qui pouvait mordre. Pourquoi était-il incapable de
profiter du bonheur présent sans que cela éveillât des angoisses en lui ?
Il en avait suffisamment bavé. Son père était parti travailler à l’étranger, et
sa mère passait son temps entre des voyages et des thérapies ruineuses chez des
psychologues. Son tuteur tentait tant bien que mal de l’apprivoiser. C’était à
ce dernier qu’il devait d’être ici. Sa mère avait décidé qu’elle n’élèverait
qu’un de ses deux fils, l’aîné. Elle racontait à qui voulait bien l’entendre
qu’elle aurait voulu avorter du second, mais que cela était malheureusement impossible
à l’époque. Pour elle c’était tout aussi naturel que de tuer des petits chats
en surnombre : on en gardait un et on noyait le reste.
"- On va
nager ?
Joris signa le
dessin. Heureusement qu’il savait nager. Sa mère n’avait pas réussi à le noyer.
Pascal vit à son tour son état et l’embrassa :
- Tu veux
attendre un peu ? Arrête de paniquer, tu ne peux rien y faire !
- Cesse de me regarder,
ça va empirer !"
Pascal rit,
heureux. Chantale intervint :
- On entourera Joris
pour le protéger des regards, on dirait un vrai âne maintenant ! Pascal, arrête
de regarder, mais c’est un état contagieux ma parole ! Oh et puis zut, on s’en
fout du regard des autres, courons. Le dernier arrivé devra donner un gage.
Ils plongèrent
dans la piscine : l’avantage dans un domaine naturiste c’est qu’on ne devait
même pas se déshabiller. On était déjà tout nu. Le reste de la journée se passa
en natation et en jeux, où tout était bon pour frotter sa peau contre celle des
deux autres. Et la nuit ils dormiraient ensemble après avoir soigneusement
fermé la porte à clé.
Tout bonheur a
une fin. La rentrée arriva avec l’automne, Joris retourna dans le nord en
Belgique, Pascal à Genève et Chantale à Paris.
L’esquisse dormit
dans une farde. Et puis soudain elle réapparut lors de l’installation de Joris à
l’internat. En la voyant Joris eut un choc. Une bouffée de souvenirs remonta enfin
à sa mémoire. Ils ne dataient pas de l’été passé, ils étaient bien plus
anciens ! Oui il avait vu ce lieu, mais autre part ! Il punaisa son
esquisse sur un mur, entre un poster de David Bowie et un de Jim Morrison. La
nuit suivante il rêva de la fontaine. C’était un paradoxe insolvable :
revoir le même lieu… mais ailleurs ! Alors il décida d’en faire une
aquarelle pour exorciser son rêve.
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