La fontaine délaissée, nouvelle.

 

La fontaine délaissée, aquarelle © Eric Itschert




Entracte



Un entracte avant de reprendre mes « Histoires de faunes ».

En retrouvant une esquisse de petite nouvelle dans mes archives, je me suis rendu compte que ses personnages vivaient sur un même mode de relation que ceux des « Histoires de faunes ». Dans les années soixante un certain nombre d’artistes s’étaient déclarés bisexuels et vivaient leurs goûts sans s’en cacher. On peut citer le chanteur-compositeur-acteur David Bowie comme exemple. Depuis lors les préjugés sont revenus en force avec les puritains anglo-américains. Même dans le milieu gay les bisexuels n’échappent pas aux clichés : ils sont déclarés menteurs, infidèles, fourbes et libertins puisqu’ils ne pourraient soi-disant pas se glisser dans le modèle traditionnel du couple. Je pense que le modèle du couple est très pertinent, mais il faut pouvoir ouvrir d’autres voies pour ceux qui le désirent. C’est un des thèmes en filigrane de cette petite nouvelle que j'ai parachevée après avoir réalisé l'aquarelle.



La fontaine délaissée.

 

À Bélézy ils vivaient entièrement nus, du matin au soir. C’était un centre naturiste. Pour Joris Bélézy était devenu un lieu d’inspiration sans fin. Il y avait réalisé un nombre particulièrement important de dessins et d’esquisses. Tout d’abord les jeunes y fréquentaient un atelier d’esquisses de modèles vivants où chacun posait à son tour pour les autres, et puis ils pouvaient aussi se rendre à un atelier d’aquarelles ou de sculpture. Chaque fois Joris se glissait parmi les élèves avec un frisson de joie, il y avait toujours quelque-chose à apprendre. Même en vacances il n’arrivait pas à arrêter de dessiner.

Lors des esquisses de modèles vivants, ils se réunissaient sous la frondaison d’un important groupe d’arbres. Le prof y avait installé des matelas de piscine. Là c’était toujours ombragé, quel que soit le moment de la journée. Pas loin de là, encore sous le bosquet, il y avait un bassin octogonal. C’était une ancienne fontaine, Joris s’est souvent demandé ce qu’elle faisait là. Elle était asséchée, et la sculpture qui devait se trouver à son sommet avait disparu. Derrière la fontaine il y avait une clôture inachevée. Ce lieu avait quelque-chose d’incomplet et c’était, croyait-il, ce qui le rendait si mystérieux. Un été particulièrement chaud, lorsque tout le monde était en train de faire la sieste, il en fit une esquisse. Il avait presque terminé son dessin quand Pascal et Chantale se sont pointés. Chantale se glissa derrière lui, et lui enserra amoureusement le torse :

"- Pas mal ! Et tout cela avec seulement quatre couleurs !

Pascal renchérit en sifflant d’admiration :

- Tu es vraiment doué dis donc !"

En effet Joris n’avait utilisé que deux tons d’aquarelle – du gris de Payne et du vert de vessie – et de la craie blanche. Du crayon graphite et de la pierre noire complétaient le tout. Pascal, Chantale et lui étaient toujours fourrés ensemble. Au cours des étés passées dans ce centre ils avaient construit une amitié aussi minérale et transparente qu’un cristal de roche. Mais avec le temps des sensations toutes neuves venaient troubler leur sérénité. L’été passé Chantale se donna tour à tour aux deux garçons, ils avaient scellé un pacte où ils partageraient tout y compris leurs nouvelles découvertes. Pascal se mit derrière la fontaine, et prit plusieurs poses pour simuler une statue. Ses poses étaient d’une beauté incroyable, celle du danseur déjà aguerri qu’il était. L’instant d’un moment il ressembla à un de ces anciens dieux de l’antiquité tapi dans l’ombre d’un bois. Ils finirent par rire de ses pitreries et Joris demanda à son ami de garder la pose pour réinventer la statue manquante.

Chantale disait souvent qu’elle ne pourrait se passer d’aucun des deux garçons, jamais, ils se complétaient trop bien. Joris était blond très pâle et avait une tignasse abondante mais à peine bouclée dans la nuque, ses traits étaient fins, presque féminins. Pascal avait une chevelure noire frisée qui faisait une boule mettant en valeur son visage plus masculin. Au début de chaque séjour Joris devait faire attention à éviter les coups de soleil, Pascal et Chantale avaient la peau brune des méditerranéens, ils gambadaient et nageaient au soleil dès le premier jour et se moquaient gentiment de lui. Il les enviait, ignorant que eux c’était sa blondeur qui les attirait. Élancé et fin, Joris se mouvait avec beaucoup de grâce. Il était le plus souple des trois. Mais Pascal, plus musclé, le rattrapait à la moindre course. Agile, Joris parvenait souvent à s’échapper, relançant le jeu. Dans l’eau c’était Chantale la plus rapide : une vraie naïade ! Ses hanches s’élargissaient, ses seins grandissaient et devenaient chaque année plus beaux et plus attirants.

Joris se sentait heureux et un peu inquiet à la fois. C’était un bonheur impossible, alors autant le vivre au présent sans trop se poser de questions sur le futur. Un jour il faudrait bien que Chantale choisisse avec qui se marier, au moins pour la société. Tous les deux ils lui feraient des enfants. Chacun des trois était devenu très amoureux des deux autres. Était-ce d’admirer Pascal qui le troublait, ou les caresses insidieuses de Chantale sur ses tétons ? C’était délicieux, presque douloureux à force d’être trop bon.

"- Tu es en forme !

- C’est de ta faute ! Arrête de me caresser, tu me déconcentres !

- Bon d’accord, mais ce n’est que partie remise. Tu es trop mignon dans cet état, quelle santé dans un corps si frêle !"

Joris rougit, heureux, mais son inquiétude grandit avec son trouble. Quand le dessin fut achevé un très ancien souvenir perça en lui comme un nuage gris foncé dans un ciel bleu. Ce dessin achevé réveilla quelque-chose de déjà-vu en lui. Pourtant il ne parvint pas à déterminer quoi. Il préféra ne pas approfondir la chose, comme si c’était un souvenir dangereux qui pouvait mordre. Pourquoi était-il incapable de profiter du bonheur présent sans que cela éveillât des angoisses en lui ? Il en avait suffisamment bavé. Son père était parti travailler à l’étranger, et sa mère passait son temps entre des voyages et des thérapies ruineuses chez des psychologues. Son tuteur tentait tant bien que mal de l’apprivoiser. C’était à ce dernier qu’il devait d’être ici. Sa mère avait décidé qu’elle n’élèverait qu’un de ses deux fils, l’aîné. Elle racontait à qui voulait bien l’entendre qu’elle aurait voulu avorter du second, mais que cela était malheureusement impossible à l’époque. Pour elle c’était tout aussi naturel que de tuer des petits chats en surnombre : on en gardait un et on noyait le reste.

"- On va nager ?

Joris signa le dessin. Heureusement qu’il savait nager. Sa mère n’avait pas réussi à le noyer. Pascal vit à son tour son état et l’embrassa :

- Tu veux attendre un peu ? Arrête de paniquer, tu ne peux rien y faire !

- Cesse de me regarder, ça va empirer !"

Pascal rit, heureux. Chantale intervint :

- On entourera Joris pour le protéger des regards, on dirait un vrai âne maintenant ! Pascal, arrête de regarder, mais c’est un état contagieux ma parole ! Oh et puis zut, on s’en fout du regard des autres, courons. Le dernier arrivé devra donner un gage.

Ils plongèrent dans la piscine : l’avantage dans un domaine naturiste c’est qu’on ne devait même pas se déshabiller. On était déjà tout nu. Le reste de la journée se passa en natation et en jeux, où tout était bon pour frotter sa peau contre celle des deux autres. Et la nuit ils dormiraient ensemble après avoir soigneusement fermé la porte à clé.

 

Tout bonheur a une fin. La rentrée arriva avec l’automne, Joris retourna dans le nord en Belgique, Pascal à Genève et Chantale à Paris.

L’esquisse dormit dans une farde. Et puis soudain elle réapparut lors de l’installation de Joris à l’internat. En la voyant Joris eut un choc. Une bouffée de souvenirs remonta enfin à sa mémoire. Ils ne dataient pas de l’été passé, ils étaient bien plus anciens ! Oui il avait vu ce lieu, mais autre part ! Il punaisa son esquisse sur un mur, entre un poster de David Bowie et un de Jim Morrison. La nuit suivante il rêva de la fontaine. C’était un paradoxe insolvable : revoir le même lieu… mais ailleurs ! Alors il décida d’en faire une aquarelle pour exorciser son rêve.


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