Une saison retrouvée

 Suite de la nouvelle "La fontaine délaissée"


Un très ancien souvenir d’enfance


Joris réalisa que si ce lieu étrange au pied du mont Ventoux l’avait tellement impressionné malgré sa banalité apparente, c’était parce qu’il avait dès le départ éveillé en lui un très ancien souvenir d’enfance. Et c’était dans ce souvenir que résidait le vrai mystère, celui d’une saison enfin retrouvée. Pourtant il se méfiait des souvenirs d’enfance, ils étaient souvent peu objectifs. D’une réalité à moitié oubliée on tissait une nouvelle histoire en remplissant les lacunes.

Il pensait « saison » car aujourd’hui encore il lui était impossible de dire en quelle saison ces événements s’étaient déroulés. C’était comme s’ils comprenaient toutes les saisons en une. En Gaume on pouvait passer sans crier gare de journées froides et pluvieuses à une chaleur moite et brumeuse.

Sa mère, éternelle oisive-dépressive, avait demandé à son père de faire un voyage sans leurs enfants. Cela arrivait parfois, cela leur avait valu d’être parqués dans des lieux parfois très improbables et chez de parfaits inconnus. Jamais on ne lui demandait son avis, jamais on ne le prévenait. Cela arrivait comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, sans raisons apparentes. Cela lui donnait toujours un profond sentiment d’abandon et de solitude. Cela expliquait sans doute aussi pourquoi chaque séparation était si douloureuse pour lui. Quitter ses amis cet été lui avait valu une fois de plus une solide crise de larmes. Ne grandirait-il donc jamais ? Cela le paniquait. S’ils se distançaient trop de lui, ne se lasseraient-ils pas de sa présence ? Sa fragilité le vexait. Il ignorait que c’était justement une des choses en lui qui les attirait tellement.


Ils étaient devenus des sans-visage



Cette saison en Gaume donc il eut la chance d’avoir son frère aîné avec lui, c’était plus rassurant. Les fils abandonnés débarquèrent dans un château entouré d’un immense domaine fait de bois et de pâturages. Ceux qui les recevaient étaient des nobles, Joris se souvint juste de leur froideur glaciale. Pas de leur visage, dans ses souvenirs ils étaient devenus des sans-visage. Dans cette famille ils se vouvoyaient à table. Ils étaient amateurs d’art et de chevaux. Seule leur fille était chaleureuse, elle l’avait pris en sympathie. De son visage à elle il se souvint. Elle lui proposa d’être son modèle. Très vite elle l’apprivoisa. Il adorait poser pour elle. C’était des moments lumineux. Quand il posait il portait souvent un fin et doux pull rayé bleu et blanc. Pendant la séance il avait droit à du jus d’orange frais, et quand le travail se terminait il recevait toujours une friandise ou un joli petit objet. Il admirait cette fille, elle était belle et souriante, même ses yeux souriaient en permanence. C’était une bonne cavalière. Elle devait avoir dans la vingtaine. En fait il se rappela qu’il était un peu amoureux d’elle, comme un enfant peut l’être. Et le jour où elle lui demanda de se déshabiller entièrement cela ne fit aucun problème pour lui. C’était la toute première fois de sa vie qu’il posait entièrement nu. Il dit à la fille que lui aussi il voulait devenir peintre. Il aurait fait n’importe quoi pour lui faire plaisir et capter son attention. Les aquarelles étaient splendides, magiques, son enfance s’y mirait comme dans un miroir. Alors qu’il avait le sentiment d’être le plus souvent transparent pour ses parents, soudain une adulte faisait attention à lui et il reprenait vie et couleurs dans ses aquarelles. Lui aussi peindrait des modèles, il les complimenterait sur leur beauté, ils se sentiraient exister grâce à son regard admiratif posé sur eux. La fille avait remarqué qu’il était un peu maigre, et à table elle fit particulièrement attention à lui. Cette saison-là il reprit un peu de poids et de volume.

Le reste du temps ils faisaient de grandes ballades son frère et lui, parfois il partait seul en exploration. Un jour il trouva une fontaine totalement isolée au bout d’une longue charmille. L’allée herbeuse aboutissait à un point de lumière, c’est cela qui l’avait attiré la première fois. La fontaine était de marbre blanc et son bassin avait une forme octogonale. Au centre il y avait la sculpture d’un adolescent nu portant de la main gauche une couronne de lauriers. Il ne savait pourquoi ce lieu l’attirait. Peut-être était-ce la certitude d’y avoir la paix, loin de son frère parfois tyrannique et sournois. Ou peut-être était-ce la beauté de la sculpture. On aurait dit que le sang battait sous la peau du garçon, que d’un moment à l’autre il allait bouger. Deux bancs bordaient la fontaine de part et d’autre. Ce lieu devint un refuge.

Un jour où Joris était en train d’y jouer, un jardinier vint avec un long tuyau d’arrosage. Joris en profita pour le questionner : qui était ce personnage sculpté ? Après lui avoir demandé ce qu’il faisait là le jardinier lui répondit qu’il pouvait s’agir d’une allégorie de la victoire, ou alors de l’Amour vainqueur. Mais il penchait pour la première interprétation, car la statue ne portait ni ailes ni carquois. Joris rougit : sur un des nus faits de lui la fille lui avait rajouté des ailes en copiant celles d’un oiseau empaillé prêt à s’envoler. Dans son atelier il y avait toutes sortes de choses un peu inquiétantes. La fille lui parla de Cupidon et Joris se dit que lui aussi il serait peut-être aimé un jour.

Une aquarelle d’un enfant ailé… Est-ce à cette époque que Joris a commencé à faire tous ces rêves où il était capable de voler ? La peinture était hautement magique. Quand il serait grand sa voie serait désormais toute tracée.

La fontaine était entourée de mousses d’où sortaient des brins d’herbe. Joris comprit vite pourquoi : le jardinier compléta le niveau d’eau de la fontaine, en lui racontant qu’il y avait une légère fuite dans le bassin. La mousse, l’eau et la sculpture, c’étaient trois éléments qu’il rajouta à son aquarelle en souvenir de cette lointaine saison retrouvée de son enfance…

Quand il retourna à l’internat l’aquarelle remplaça l’esquisse punaisée, et des portraits de Pascal et de Chantale prirent la place des posters. Il avait appris à développer ses photos, au collège il y avait une chambre noire où travailler. Au-dessus de son lit il mit une grande photo d’eux trois, les inséparables. Pascal les avait invités en Suisse pour fêter la Noël. Avant il était comme une fontaine délaissée. Maintenant il était aimé et il aimait. Mais doublement, et cela il ne l’avait pas prévu… Antéros y avait mis du sien.





Éros
"Antéros y avait mis du sien..."
 
Image © Eric Itschert










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