Shiva Nataraja
Archives, 10/11/2009
Shiva Nataraja, bronze, Inde du Sud, début du XVIIIème siècle, dynastie Cola de Tanjore, Musée du Cinquantenaire, photo © Eric Itschert |
L'une des plus célèbres représentations de Shiva est le Shiva Nataraja, danseur cosmique qui rythme la création et la destruction du monde. En effet Shiva Nataraja est par excellence le dieu de la Danse ! Le roi des danseurs (traduction littérale de nat, danse, et raja, roi,) s'appuie fermement sur la jambe droite qui écrase un nain (Apasmara) symbole de l'ignorance et du démon primordial. Ce nain c’est la petitesse qui enferme. Il peut être la part de nous qui est limitée alors que Shiva est le centre et l’illimité. Notons que le pied droit prend un appui fort pendant que la jambe gauche est élégamment balancée, le tout étant une posture de danse. Le pied gauche levé évoque la libération du cycle des existences. Nous ne le percevons pas, elle ne nous est pas encore connue.
Notons que les pieds du dieu ne touchent jamais le sol de la terre, car non seulement comme tout dieu Shiva n'est pas soumis aux lois terrestres, mais il règle le cycle cosmique. Le socle-lotus symbolise ce dont provient toute vie.
Shiva est entouré d'une roue qui symbolise le cycle du temps et de notre monde qui se renouvelle sans cesse, le cycle de création et de destruction du monde. Ce cercle est comparable à notre « Ouroboros » grec, le serpent qui se mord la queue. Le temps recommence ainsi infiniment. Ce serpent est encore chez nous celui des Alchimistes, ces derniers qui s'éveillent en l'esprit autant qu'en la matière. Dans le serpent grec il est souvent écrit : « tout est un ». Il s'agit donc d'une matière bien réelle. Nous occidentaux comprenons très mal l'idée orientale « tout est illusion ». La réalité est bien là, simplement elle n'est pas ce qu'elle semble être. La roue dans laquelle Shiva danse est en feu et indique que ce qui est va disparaître (destruction par le feu) pour pouvoir sans cesse se recréer. Ce cercle de flammes symbolise donc aussi l'énergie la plus pure.
Shiva Nataraja représente donc l'énergie universelle et éternelle. Sa danse continue engendre la succession des jours et des nuits, le cycle des saisons et celui de la vie et de la mort. A terme, son énergie provoque la destruction de l'univers, puis le fait renaître : c'est le processus éternel de création, de préservation et de destruction du monde.
Les serpents autour de la tête de Shiva indiquent les forces qui ont survécu au chaos de la destruction (comme la graine dans un champ brûlé) pour être germe de la nouvelle vie et protection du dieu (dieu dans le sens d'avatar, ou de neter pour notre pensée occidentale dans l'Egypte Antique). Les serpents en Inde sont bénéfiques car ils « remuent » la terre permettant au germe nouveau de pousser plus splendidement, ils sont symboles de vitalité et d'énergie. Des serpents cobras s'enroulent autour du corps et des bras de Shiva ; ces serpents muent et se renouvellent lorsqu'ils se débarrassent de leur peau, ils symbolisent la continuité. Mais les serpents sont aussi des êtres dangereux ; leur présence démontre la puissance du dieu.
La coiffure de Shiva est ornée d’un croissant de lune, du soleil, du cobra et du crâne. Dans sa chevelure, la déesse Ganga est représentée comme une petite figure féminine, moitié femme, moitié serpent.
Shiva Nataraja est représenté avec quatre bras. Les bras les plus écartés de Shiva tiennent d'un côté le symbole de la création, et de l'autre du feu, symbole de la destruction. Et l'écart entre les deux bras, la tension entre les deux bras, indique le principe de préservation de la création. Le pied droit de Shiva est posé sur un nain endormi, qui signifie l'homme parcourant la vie sans vraie conscience de vivre, l'ignorance. Shiva lui-même danse, il est l'éveillé, il indiquerait de ses mains les plus rapprochées la connaissance. Ainsi les « cinq principes » sont représentés: création, préservation, destruction, ignorance et connaissance.
La tête de Shiva peut être encadrée par les flots du Gange (1), dont son chignon alors a calmé l'impétuosité : le Gange peut maintenant couler sans danger pour le monde. L'immense chevelure de Shiva montre son pouvoir, cfr la chevelure de Samson en Occident.
Shiva est entouré d'une roue... Dessin © Eric Itschert |
Shiva Nataraja, photo © Eric Itschert. |
Reprenons plus en détail chacun des éléments concernant les quatre bras de Shiva.
Sa main supérieure droite tient soit une clochette, qui rythme la création par le son primordial, soit un tambourin. Le tambourin évoque le rythme de la danse cosmique (en d'autres termes la pulsion rythmique de l'univers) et le processus de création. Ce tambourin est en forme de sablier, il est joué d'une main. Secouer le tambourin produit la première pulsation, le premier son, le premier rythme dans le vide du rien cosmique; le battement du tambourin rythme la danse de Shiva dont naît le monde. Shiva peut aussi arrêter de lui-même le battement pour chercher un nouveau rythme, meilleur que le précédent. A ce moment, l'univers disparaît pour être recréé autrement dès que la danse recommence.
Sa main supérieure gauche tient la flamme de la destruction, le feu purificateur, symbole aussi de transformation. Ce feu digère tout l’univers à la fin d’une période cyclique.
Sa main inférieure droite salue les fidèles et les appelle vers lui (2). La main droite levée paume vers l'avant signifie paix et bénédiction, protection et apaisement dans l'iconographie hindouiste. La bénédiction et l'apaisement peuvent être pris comme une invitation à venir vers le dieu. Cette main droite enlève la douleur, la peur, elle délivre de toutes les formes de souffrance.
Sa main inférieure gauche fait le geste qui protège et qui montre le bas ; elle pointe vers le pied gauche tenu en l'air, Shiva montre ainsi son pouvoir par sa grâce. Ici encore il y a contraires : le pied levé qui est délivrance, et la main inférieure gauche qui évoque la puissance de la nature et du visible, le cosmos, mâyâ. Concernant la main inférieure gauche, il s'agit du geste « gajâ » dans l'iconographie hindouiste. Le bras tendu de biais vers l'avant le long de la poitrine, les doigts dirigés vers le bas symbolise la trompe de l'éléphant. C'est un geste très ancien dans certaines danses, qui suggérait à l'origine la force et la puissance sexuelle (le phallus déjà long et lourd se gonflant de sang et se relevant petit à petit). Il est donc tout naturellement devenu symbole de force et de puissance en général (3). C'est bien vers cette force et cette puissance qui protègent et qui rassurent que se dirige celui qui vient à Shiva.
Les mains inférieures, appelant et protégeant, forment une paire qui est symbole de connaissance.
La ceinture de Shiva est flottante, elle est en peau de tigre, symbole du pouvoir de la nature la plus sauvage.
Le cercle de flammes symbolise aussi la syllabe AUM, le son primordial qui contient toutes les formes de conscience.
U = la coscience du rêve avec l’observation subtile
M = le sommeil sans rêve avec l’observation non différentiée.
Lorsque Shiva et son pouvoir énergétique s'unissent l'étincelle du désir apparaît et l'Univers (mâyâ) jaillit du sentiment de l'amour. Shiva le Roi danseur évoque en moi quelques réflexions...
Quelques réflexions...
Etant donné qu'une parcelle de l'énergie universelle est aussi en nous, pour certaines sectes Tantriques le cercle en feu de la roue représente aussi la renaissance permanente du désir et son extinction dans le feu de l'éros et de la danse. Je trouve cela une belle idée.
Shiva Nataraja, bronze, Inde du Sud, début du XVIIIème siècle, dynastie Cola de Tanjore, Musée du Cinquantenaire, photo © Eric Itschert |
Shiva réunit le principe masculin et le principe féminin en lui, chose que nous devrions tous essayer de faire pour connaître les deux natures qui sont en chacun de nous. Une de ses mains rapprochées indique le bas car aucune chose placée sous la garde du sacré n'est vile, même les choses les plus matérielles. L'autre main indique le ciel. Mais la main qui s'élève est donc aussi un appel de Shiva : « viens vers moi », autrement dit « viens à l'éveil », à la connaissance de toi et des autres. Et je lis donc la main dirigée vers le bas, signe de protection, comme : « et il ne pourra plus rien t'arriver car je te protégerai », c'est l'éveil qui nous protège.
Puissions-nous être chacun source de découvertes et d'amour pour l'autre et que chaque rencontre soit amour. Et que cela soit vrai autant dans la spiritualité la plus élevée que dans la matérialité la plus réjouissante. (4)
(1) Le Gange est personnifié par la déesse Gangâ, dont les forces risquent de détruire la terre. Shiva répand ses longs cheveux sur la montagne pour amortir le choc des flots et calmer l'impétuosité de Gangâ. En Occident (Egypte antique) ceci est à rapporter au mythe de « la déesse lointaine » en son aspect terrifiant de Sekhmet. Thot, le Verbe divin, calme la lionne Sekhmet. Cette dernière personnifie le fleuve Nil dont l'impétuosité est calmée dans les remous bouillonnants entre les rochers de granit rose avant d'arriver en Egypte. Sekhmet la lionne est le Nil dans sa dangerosité, elle devient la chatte Bastet qui représente le Nil bienfaisant. Et Thot est à rapprocher ici de Shiva.
(2) À propos de Shiva Nataraja on a écrit un peu de tout et il est difficile de se faire une idée exacte de la symbolique du danseur. Même les textes dans le cadre muséal et archéologique, plutôt scientifique, sont contradictoires. Cela provient du fait que la symbolique change selon le lieu et l'époque de l'adoration du dieu. Il faut rajouter à cela qu'un oriental n'est absolument pas dérangé par ce manque de cohérence. Il présentera souvent l'interprétation de sa région comme la seule valable. Les formes restent immuables, non l'appréhension des formes.
L'empreinte de la colonisation anglaise a aussi laissé une trace indélébile en Inde. On assiste souvent à un gommage de tout ce qui pourrait être perçu comme dérangeant par une société devenue ultra puritaine. Les aspects trop érotiques du dieu sont escamotés par des explications lénifiantes. On assiste exactement à la même chose qu'en Grèce, où des historiens s'emploient à censurer ou à réécrire un passé grec antique que l'on ne comprend plus et qui choque. La gymnastique intellectuelle déployée à ce propos atteint des sommets assez comiques, genre 'Shiva est dans une posture sensuelle mais ne vous y trompez pas tout est à prendre symboliquement et surtout pas au premier degré et d'ailleurs Shiva est un ascète qui exige de nous la même attitude' etc. Le Linga est quelquefois nommé « pilier de la chasteté », j'en passe et des meilleures.
Cela me rappelle une visite de ruines antiques sur l'île de Délos en Grèce, où une touriste se faisait enguirlander par un guide en raison de sa tenue peu correcte (short et manches courtes) en ce lieu sacré ! On était entouré de statues d'éphèbes nus et de gigantesques phallus en érection ! C'était à éclater de rire... Moi j'aurais simplement gentiment conseillé à la touriste un peu niaise de s'habiller un peu plus... pour éviter le splendide coup de soleil qui rosissait sa peau !
(3) Ce signe est à rapprocher de l'hiéroglyphe mt chez nous dans l'Egypte antique : déterminatif de « virilité », cette représentation de phallus en érection a parmi ses synonymes l'hiéroglyphe wsr, « le puissant ». Ici également il y a ce glissement sémantique qui va de la virilité vers la puissance en général. La puissance est déclarée « belle » (un autre synonyme de mt est nfr, « le beau » en Egypte) et cette beauté est exprimée par cette danse magnifique de Shiva Nataraja.
(4) Pour en savoir plus sur Shiva je vous recommande le superbe livre intitulé « Shiva - Libérateur des âmes et Maître des dieux » aux éditions « Découvertes Gallimard », écrit par Marie-Luce Barazer-Billoret et Bruno Dagens. (J'aime beaucoup la collection « Découvertes Gallimard », superbe et bien documentée.) Il y a un autre livre plus général à lire pour approcher certains symboles de l'hindouisme : « Iconographie de l'hindouisme » aux éditions Binkey Kok, écrit par Eva Rudy Jansen.
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