L’enquête piétine!

TROIS

Du coût des carottes 


La façade de l’église a été emballée par les célèbres
 artistes Jean-Claude &  Christa avec la devise 'révéler en cachant'.


Nous sommes au deuxième matin après la Nuit Blanche, soit d’après l’ancien comptage le lundi 3 octobre 2011. Toute la famille prend un solide petit déjeuner à l’allemande. Soucieux de me préserver, je réserve un seul jour de la semaine aux tâches administratives, le lundi. J’irai donc déposer un dossier dans une commune qui vient d’achever la restauration d’un superbe espace dans un ancien bâtiment industriel classé. Comme le but de la restauration était de donner du boulot à l’entreprise du frère du bourgmestre, on a consacré cet espace dont on ne savait que faire à la culture. J’aimerais y exposer, c’est un bel espace vide. Il y a longtemps que les machines ont été délocalisées ; ce sont des petits gosses indiens qui ont repris le boulot de nos ouvriers. 

- Je t’accompagne, dit Iacchos. 

- D’accord. On en profitera pour commencer l’enquête sur le dépavage des rues. Rosanna a demandé d’acheter aussi des carottes. Ce soir elle fait un stoemp avec du boudin noir. (1).

- Chic alors, elle cuisine divinement bien, s’exclame Iacchos en dansant autour de moi comme un gosse. Et il ajoute : « commençons par cela ! J’ai appris qu’on avait ouvert un nouveau marché aux légumes dans l’église Sainte-Catherine ! On vient de la désacraliser. Et on pourra revoir l’œuvre d’Anon Yme dans la rue du Peuplier. »


Dans le métro, on lit le journal gratuit. Il titre en première page « Le chômage a diminué de 95%. Les agences de cotations Woody & Bloody sont contentes ». Ensuite on relate comment nos dirigeants s’y sont pris : ils ont diminué la durée de chômage autorisé jusqu’à trois mois. Ensuite les ex-chômeurs sortent des statistiques et vont à la rue. En troisième page, il y a un article sur l’augmentation des carottes : elles coûtent le double. Comme le prix du gaz a augmenté de 30%, cela commence à faire cher le stoemp.


On arrive sur la Place Sainte Catherine : une longue file d’attente se forme déjà : des nouveaux sans abri attendant la distribution de la soupe populaire prévue à midi en face de l’église. Bizarrement certains, des asiatiques, tiennent un bout de pain en main. Au centre de la place, près d’un immense bûcher, un curé pleure toutes les larmes de son corps : j’en ai le cœur déchiré. Sa bonne tente de le consoler. On les a fichus dehors. Le politique s’en fiche, les Chrétiens de moins en moins nombreux n’apportent presque plus de voix. Devant le prêtre, dans le brasier, des tableaux et du mobilier d'église brûlent à grandes flammes. On n’a pas trouvé d’endroit où les entreposer. Quelques sans-abri en profitent pour se réchauffer les mains. Il fait froid ce matin. On pénètre dans l’église. A l’intérieur il n’y a plus aucune sculpture, plus aucun tableau, plus d’autel. On a l’impression qu’une armée de protestants iconoclastes est passée par là. C’est luxueux et vide. Tout a été repeint en blanc, le choix des légumes est époustouflant, l’éclairage superbe. La façade de l’église a été emballée par les célèbres artistes Jean-Claude & Christa avec la devise « révéler en cachant ». Pourtant je me sens triste. Dans mon enfance j’aimais aller à l’église. 



légumes
« Le choix des légumes est époustouflant » 


- La ville projette de désacraliser quarante églises me dit Iacchos. Son côté païen s’en réjouit. Vous avez fermé nos temples, tué nos prêtres, persécutés nos fidèles… 

- C’était il y a bien longtemps, Iacchos, il me semble que depuis lors nous avons changé, non ? 

Iacchos sent à la lassitude de ma voix qu’il ne doit pas insister. Et moi je pense à ces chrétiens qui ont encore récemment fermé les yeux sur le plus horrible génocide qu’il y ait jamais eu. 

- Heureusement qu’il s’est aussi trouvé des chrétiens pour prendre la défense des faibles me dit Iacchos qui lit dans mes pensées.



Aussitôt la rue du Peuplier atteinte, nous nous frottons les yeux, incrédules : il n’y a plus aucune trace de l’œuvre d’Anon Yme. Toute la rue a été soigneusement repavée. 



« Il n’y a plus aucune trace de l’œuvre d’Anon Yme »


- Mais je n’ai pourtant pas rêvé ! Cette rue était dépavée la nuit du samedi au dimanche et encore le dimanche matin ! Or les ouvriers ne travaillent pas le weekend et on est lundi matin, non ? J’ai même des photos ! 

- Peut-être qu’ils ont pris des sans-papiers pour le faire en échange d’un quignon de pain ? Comme l’Etat n’a plus d’argent il pourrait devenir le premier employeur de main d’œuvre en noir… On les fait travailler la nuit, quand l’inspection dort. 

- Comment peux-tu insinuer des choses pareilles, Iacchos ? C’est de la diffamation ! 

- Eric, tu n’as pas remarqué tout à l’heure tous ces gens qui attendaient la soupe alors qu’il était à peine huit heures du matin ? Parmi eux il y avait plein de Thaïs. Et il n’y avait qu’eux qui avaient une bouchée de pain en main. D’où cela leur vient ? 

- Oui, bon c’est normal, le quartier asiatique est une rue plus loin. 



Bruxelles, quartier asiatique, rue Sainte Catherine



- Mais enfin, tu ne trouves rien de bizarre ? Des Thaïs, cela mange du riz d'habitude, pas du pain ! Et puis cela permet d’embaucher des mineurs, si à vingt ans ils ont l’air d’en avoir seize, l’inverse est vrai aussi. Ni vu ni connu ! Et on ne doit même pas leur payer de la soupe, elle est gratuite. 

- Alors tu te ranges à ma théorie qu’il s’agit de simples travaux de voirie réalisés la nuit par des petits Thaïs ? 

- Non mon cher Eric. On peut tout aussi bien avoir utilisé ces travailleurs pour effacer une œuvre dérangeante. En tout cas chapeau, on en a même camouflé en touristes pour que cela passe plus inaperçu ! 



« Le quartier asiatique est une rue plus loin… »

« … on en a même camouflé en touristes pour que cela passe plus inaperçu ! »

Walter Leblanc: essayer sa blancheur c'est l'adopter!

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(1) Le stoemp est un plat d’hiver typiquement bruxellois. Il s’agit d’une sorte de potée de légumes (carottes ou chou vert ou choux de Bruxelles ou poireaux ou…) et pommes de terre qui est servie copieusement avec du boudin grillé. Le mot « stoemp » lui-même veut dire « purée » en bruxellois.

Eplucher 300gr de carottes et 500gr pommes de terre « Bintje ». Détailler les carottes en rondelles épaisses et couper les pommes de terre en morceaux pour faciliter la cuisson.

Couper 100gr de lard en dés. Les faire laisser rissoler 5 minutes dans une cocotte à feu vif jusqu’à ce qu’ils soient bien dorés. Ajouter un oignon coupé en petits dés et laisser « fondre ». Ajouter 1 cuillerée de saindoux, puis les pommes de terre et les carottes. Après quelques minutes ajouter un verre d’eau. Saler et poivrer.

Laisser mijoter à feu doux et à couvert jusqu’à ce que les pommes de terres et les carottes soient vraiment très cuites, presque en purée. N’ayez pas peur de les laisser 5 minutes de trop et si nécessaire ajouter un peu d’eau en cours de cuisson pour éviter que cela attache au fond de la cocotte.

Si nécessaire, écraser les légumes à la fourchette. Laisser fondre du beurre coupé en dés sur les légumes écrasés.

Ajouter de la crème et râper généreusement de la noix de muscade. Bien mélanger le tout.

Servir chaud accompagné de boudin ou de tranches de lard grillées, d’une côte de porc spiering ou de saucisses de campagnes, ou enfin tout simplement sur une tartine avec de la moutarde.





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