Le scandale s’amplifie

DEUX

L’artiste Anon Yme exige un droit de réponse.



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Je l'ai laissé s'envoler par la fenêtre...
Photo © Eric Itschert


- Où est Icare, me demande Iacchos qui vient de rentrer à la maison.

- Oh, il avait fini de poser, je l’ai laissé s’envoler par la fenêtre.

- Tout nu ?

- Ben oui, c’est sa tenue habituelle.

- On va encore avoir des plaintes des voisins. Ils vont te reprocher de fréquenter de drôles d’oiseaux.

- Oh, nos voisins du côté gauche sont toujours absents, ma voisine de droite sort rarement de son coma éthylique et les habitants d’en face ne l’ont pas vu car il est sorti par derrière. En plus il a pris la couleur « statue monochrome ». Les nus monochromes passent toujours mieux que les nus en couleur. 

- Tu trouves cela normal, toi, que les statues volent ?

- J’ai l’intuition qu’on serait étonnés… et puis arrête avec cela, tu es toujours jaloux quand je fais poser quelqu’un d’autre que toi, que ce soit une fille ou un garçon. D’ailleurs j’ai l’intention de continuer à travailler cette nuit, peux-tu prendre le relais ?



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Il se déshabille et pose à son tour entièrement nu...


Iacchos me fait un grand sourire. La hache de guerre est enterrée. Il se déshabille et pose à son tour entièrement nu, ne pouvant cacher le plaisir que cela lui procure. Je lui ai appris qu’il ne fallait pas en avoir honte. Il est étonnant : tantôt il adore contredire et se rebeller, tantôt il se soumet docilement à ce que je lui demande. Quand il vient à Bruxelles il parvient à s’intégrer parfaitement à toute la famille. Mais il se réfugie souvent à l’atelier pour étudier ou me voir travailler.


- Dis, j’ai du courrier pour toi. Je crois que tu t’es trompé dans ton article sur le nom de l’artiste anonyme qui a dépavé la rue.

- Mais Iacchos, je te le répète, ce n’est pas un artiste qui a dépavé la rue. Et puis comment veux-tu que je donne un nom à un anonyme ?

- Tu as vu qui a dépavé la rue ?

- Non.

- Alors comment peux-tu être aussi affirmatif ? Le nom, voilà ce qui compte dans l’art actuel à la mode. Il n’y a plus d’œuvre d’art, il n’y a plus d’artistes, il n’y a plus d’art, il n’y a que des noms d’artistes et des critiques d’art pour les promotionner. Si tu t’en prends au nom il y aura un vide abyssal et un nouveau crash boursier espèce de cryptocommuniste anti fétichiste irresponsable. Je revendique le droit au fétichisme et à la différence !

- Très bien. Tu feras une enquête pour voir si cet artiste existe réellement ?


Je reçois un nouveau sourire made by Iacchos, même ses yeux sourient et sa tête fait signe que oui. Ensuite on décide de s’arrêter pour manger. Iacchos enfile un peignoir pour affronter la fraîcheur du jardin et rejoindre la maison silencieuse où tout le monde dort. Il fait une razzia dans la cuisine et revient avec un plateau bien garni et une grosse enveloppe. En attendant j’ai débouché une bouteille de vin et j’ai ouvert l’ordinateur pour voir mes courriels.


- Bon, donne-moi ce courrier. Bigre, ce paquet a été posté il y a trois heures, les postes sont de plus en plus rapides depuis qu’elles ont été dénationalisées (1).


L’enveloppe, blanche, est ouverte. Iacchos le curieux y a fourré son museau. Il y a une lettre de sommation me priant de republier une partie de mon dernier article avec une nouvelle photo et le nom de l’artiste. 

J’aurais mal entendu les murmures de l’être ailé, il ne s’agirait pas d’un artiste anonyme mais d’un artiste qui s’appellerait Anon Yme. Mais il n’y a pas d’adresse de l’expéditeur, juste un nom. Je décide de faire une enquête sur le dépavage des rues à Bruxelles, mais en attendant je me plie de bonne grâce au désir de cet artiste. On ne sait jamais, il pourrait exister réellement.

Voilà ci-bas l’article remanié. Il y a des centaines de photos accompagnant la lettre. Elles sont censées prouver que l’artiste est allé dépaver les rues dans toutes les grandes villes du monde, qu’il est internationalement reconnu. J’en choisi deux au hasard : une prise à Maastricht et une prise à Turin. J’enlève quand-même la phrase de trop, celle qui m’énerve tant elle est « bateau » : « l’artiste confronte audacieusement son œuvre à des œuvres anciennes, il ose l’extérieur alors que d’autres se réfugient dans le cocon des musées. » Je la remplace par: « l’artiste utilise l’architecture ancienne comme écrin pour ses œuvres audacieuses ». Je n’y crois absolument pas mais on peut espérer qu’ainsi il me fichera la paix s’il existe.


(1) Dois-je rappeler qu’on est dans une fiction ?


L’article remanié


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'Sous les pavés, la plage', œuvre d'Anon Yme à Bruxelles...
Photo © Eric Itschert


« Sous les pavés la plage, œuvre d’Anon Yme à Bruxelles. C’est un subtil mélange de démesure décalée et de poésie subversive qui nous interpelle. L’artiste s’en prend au sol de manière radicale, dénonçant la sensation d’étouffement que peut provoquer en nous l’univers de la ville. Il a le courage de nous questionner sur la véritable relation entre le pavé et la rue.

L'artiste ose la transgression provocatrice de la rupture d’avec notre manière habituelle de concevoir l’utilisation du parallélépipède minéral dans l’espace urbain. Son œuvre nous oblige à réfléchir la relation entre le pavé solitaire pris dans son unité et noyé dans le groupe. L’artiste est particulièrement révolutionnaire dans le sens où en défonçant cette rue, il conteste le fascisme de l’ordonnancement des pavés dans une seule dimension, le plan. Le pavé peut enfin se libérer dans la tridimensionnalité... Ici encore, l’artiste utilise l’architecture ancienne comme écrin pour ses œuvres audacieuses. »

Ci-bas une intervention de l’artiste sous les remparts de Maastricht, en protestation contre la signature d’un traité européen : « Sous les pavés l’Europe ».



Une intervention de l'artiste sous les remparts de Maastricht...
Photo © Eric Itschert


Iacchos se tient derrière moi, relisant l’article posté. Il regarde une des deux photos que j’ai scannée et puis va fouiller dans l’enveloppe. Il tire toute une série d’autres photos.

- Pourquoi donc est-ce que le milieu de l’art international a soudainement décidé de le boycotter ? Tu ne trouves pas cela bizarre ? Il a exposé partout dans le monde !

- Iacchos, je ne crois toujours pas qu’il s’agit d’un artiste réel. Tu délires.

- Attends ! Regarde ! Sur une partie des photos on a l’impression d’avoir des pavés faits de gigantesques morceaux … de sucre !




On a l’impression d’avoir des pavés faits de gigantesques morceaux … de sucre !
Photo © Eric Itschert


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