16.66. La tempête

La tempête, image Eric Itschert & NightCafé AI

Début de l'histoire...



Aurais-je jamais pu imaginer quelle était la nature de la coupe où nous trempions nos lèvres, Lorenzo et moi ? Le breuvage est d’abord doux et fruité, mais ensuite il devient atrocement amer. Pourtant, en repensant à ces jours, j’ai l’impression que l’escale dans l’île sombre nous a encore bien plus rapprochés, Lorenzo et moi, que celle dans le paradis que nous venions de quitter… 


*   *   *


En quittant Naples des nuages commencent à s’accumuler au loin, ils sont tout blancs. La mer devient houleuse. Le capitaine, soucieux, décide de faire du cabotage : l’état du ciel le préoccupe. Il prévoit du gros temps. Pourtant le vent reste calme. 

Il est prévu d’accoster dans le port de Terracine, dans le Latium. C’est là que la voiture nous attend. 

À hauteur de Formia, les nuages deviennent gris et menaçants. Des vapeurs s’accumulent en longues strates sombres à l’horizon. Cela ne présage rien de bon. On espère encore aborder à Terracine avant l’arrivée de la tempête, on n’est plus loin. Le capitaine fait ariser les grand-voiles, et fait relever puis replier les voiles solaires. Non seulement ces dernières ne nous sont plus d’aucune utilité, mais en cas de tempête elles risquent même de nous handicaper. La houle devient longue, les vagues prennent de la hauteur, l’Aurore les affronte de face. C’est au tour de la voile aurique d’être partiellement enroulée sur la bôme. Désormais, la première préoccupation du capitaine est de maintenir le voilier debout aux lames. La montée de chaque vague est lente, mais la descente donne l’impression de tomber dans un gouffre. Le roulis imprime de larges oscillations à la mature. Lorenzo attrape le mal de mer. Heureusement j’ai les plantes qu’il faut avec moi. On entend le sifflement de la brise, de plus en plus fort, de plus en plus obsédant. À part moi, tous les passagers sont rentrés en cabine. Les ouvertures sont fermées, y compris la porte du capot d’escalier près de moi. 

Soudain j’entends un cri d’effroi : un jeune mousse désigne l’horizon devant nous. Un rideau de ténèbres avance à toute allure vers le voilier, on ne distingue plus le ciel de la mer. Sans aucune transition un torrent de pluie s’abat sur le navire et une rafale de vent particulièrement violente secoue les mats du voilier et ébranle la mâture. Aussitôt le capitaine fait affaler les voiles, et on continue pratiquement à sec de toile. De grandes nappes d’écume déferlent sur le pont, la mer mugit lugubrement. Je perds toute notion du temps, le chaos est grandissant, des éclairs zèbrent le ciel. On se débarrasse de nos voiles solaires. Est-ce qu’elles constituent une gêne, ou bien qu’elles contiennent trop de métal ? Et puis je constate un changement, mais je ne puis dire lequel. Un des marins qui est monté dans la hune pour amarrer une manœuvre passe près de moi, et je l’interpelle : 

- Qu’est-ce qui se passe ? 

Sa voix est inquiète : 
- Le vent a changé ! Il nous repousse au large ! 

Mes pressentiments ne m’ont donc pas trompée. On s’éloigne de la terre… Je rejoins ma cabine pour voir où en est Lorenzo. Il est assis sur le lit, nu, les jambes relevées auprès du menton, je le sens anxieux. On entend des craquements de toute part. 

- Quelles sont les nouvelles ? 
- Ne crains rien, l’Aurore en a vu d’autres, c’est un navire solide et son capitaine est aguerri ! 

Quand il est comme cela il me fait fondre. Je le caresse longuement sur la nuque et sur le dos. Il finit par se détendre. Je lui chuchote plein de mots doux dans l’oreille. 

- Couche-toi maintenant et essaye de dormir ! 

Il se couche sur le dos, je m’allonge sur lui, sexe contre sexe, ventre contre ventre, seins contre torse, j’enserre ses jambes des miennes. Il se calme encore plus et puis finit par s’endormir. J’adore regarder son visage assoupi. J’aime sa fragilité, j’ai très envie de lui, mais il faut le laisser se reposer. Je ferme les yeux. Peu après je rejoins à mon tour les bras de Morphée… 

Au petit matin on entend des cris : 
- Terre ! Terre ! 


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Soudain le calme tombe, il semble irréel...
Photo © Eric Itschert


Je monte sur le pont, la mer s’est un peu calmée, le temps est beaucoup plus clair. Manifestement on n’est pas entré au cœur de la tempête. Au loin une grande île apparait, c’est Ponza. On est tous soulagés : c’est une chance inespérée ! Le capitaine a largué quelques ris afin de pouvoir manœuvrer le navire avec plus de précision. On entre dans une crique protégée par des rochers, soudain le calme tombe, il semble irréel après la fureur de la tempête. Au fond de la crique se dévoile le port, de jolies maisons colorées s’étagent sur une colline basse en forme de croissant, c’est là qu’on trouve refuge. 



Quand on a terminé notre amarrage dans le petit port de l’île tout le monde applaudit le capitaine. À part les voiles solaires qu’on a dû abandonner en pleine mer, il a réussi à garder le navire intact. Il ne nous reste plus qu’à attendre la fin de la tempête, du moins c’est ce que je crois naïvement. La vie paradisiaque de l’île d’Hélios m’a fait baisser la garde. On compte aller à quai pour manger un bon dîner et se trouver un hôtel, on a pris un minimum de vêtements dans un sac à dos. Deux douaniers nous attendent au bout de la passerelle, pour vérifier nos papiers. Ils sont accompagnés d’un commissaire de police, et ça c’est plus inquiétant. Lorenzo passe sans problèmes. Un des douaniers cache rapidement une photo qu’il avait en main, j’ai pourtant eu le temps de l’apercevoir. C’est une photo de moi ! 

- Excusez-moi, Madame, mais il manque un tampon sur votre passeport. 
- Depuis quand doit-on avoir des laisser-passer pour voyager à l’intérieur de l’Italie ? 

Le commissaire intervient, d’une voix polie mais ferme. Il porte l’uniforme typique de la police des États pontificaux. 
- Vous ne discutez pas. Aujourd’hui vous êtes consignée sur le navire, il ne vous est pas permis de débarquer sur l’île. Votre passeport n’est pas en règle. On est samedi, le bureau des douanes est fermé. Lundi vous pourrez faire une demande de régularisation, mais cela prendra plusieurs jours. 

Je suis dans une rage noire. Heureusement je contrôle parfaitement mes colères, elles sont d’autant plus terribles. C’est manifestement le commissaire qui tire les ficelles. La voix du douanier était trop mal assurée. Aussitôt j’hypnotise les trois comparses. Les douaniers oublieront tout de cette journée et des ordres qu’ils ont reçus, cela sera le seul dommage qu’ils subiront. Mais je ne compte pas lâcher le commissaire, il va apprendre ce que c’est que de s’attaquer à une magicienne venant d’Étrurie. Et tout d’abord il va me donner toutes les informations sur ses commanditaires. Je reprends d’une voix particulièrement charmeuse, m’adressant au commissaire : 

- Je suis sûre que c’est un malentendu. 

En même temps le douanier reçoit mon ordre transmis sans aucun son ni parole : 
- Donne-moi la photo ! 

Il me tend la photo, sous le sourire béat du commissaire. 
- Venez commissaire, si nous réglions cela dans vos bureaux ? 
- Très bien Madame. Vous pouvez y aller, vous autres, on s’est trompés je crois. 

On marche d’un bon pas. Lorenzo est inquiet, je lui fais un grand sourire. 

- Comment as-tu fait cela ? 
- Ne crains rien. Il y a pas loin une excellente taverne-hôtel, c’est dans la maison peinte en orange, tu la vois ? Tu y déposeras nos sacs, il y a des chambres libres, et tu y boiras un apéritif en m’attendant… 
- Mais je croyais que tu n’étais jamais venue sur cette île ? 
- Non, en effet, jamais. Fais-moi confiance. Je sens que Sven est en grand danger ; il faut d’abord cerner d’où vient la menace. Mais je préfère que tu ne voies pas mon tour de magie, car je vais devoir utiliser de la magie noire. Il faut que tu préserves ton innocence. On est dans un cas de force majeure, je dois nous défendre. 

Lorenzo me sourit, rassuré. Jamais je ne l’ai déçu, il me fait une confiance aveugle et cela me donne une force incroyable. Il récupère mon sac, il a vu la bâtisse. Le commissaire me suit comme un petit chien. 
- À nous deux, fils de salaud ! Presse le pas, tu me fais perdre mon temps. Grouille ! 

Le policier ouvre la porte du commissariat sous l’œil étonné d’un planton qui n’a manifestement pas l’habitude de voir travailler son chef un samedi matin. Je donne des ordres muets au commissaire, qui les répète à haute voix au planton : 
- Franco, apporte-nous deux cafés, du lait, du chocolat noir et six sucres. N’oublie pas la carafe d’eau et les verres. Ensuite tu nous laisseras seuls, je ne suis là pour personne ! 
- Bien commissaire. 

Une fois qu’on est seuls je montre un instant ma nature de magicienne. Mes yeux changent, une terreur abjecte brise ce qui reste de volonté au commissaire. 

- Mon dossier. 

Il me donne un dossier très mince. Je lis : il n’y a presque rien à part mes coordonnées et celles de l’Aurore. Comment ont-ils su que l’Aurore serait dérouté jusqu’ici ? Et puis il y a un papier informe, griffonné à la hâte. Un ordre reçu par téléphone, que cet idiot a mis par écrit. 

- De qui vient l’ordre de me retenir ici ? 
- Du Cardinal Luigi Montiani. 
- Je ne le connais pas. Il travaille pour qui ? 
- Pour ceux de Gian-Paolo Baglioni, il leur est redevable. 
- L’ordre vient donc de Gian-Paolo Baglioni. Bien. Je vois plus clair. Tu devais donc me retenir ici pendant deux semaines au moins, pour me faire rater le départ du bateau ? 
- Oui. Le radio du bateau nous tenait au courant de vos déplacements, un collègue devait vous intercepter au port de Terracine. 
- Brûle mon dossier. Maintenant. 
- Ici ? 
- Oui, tu as un superbe bureau en métal, fais-le là-dessus ! Tu es bête, on n’écrit jamais un tel ordre reçu par téléphone ! 

Le commissaire prend une voix geignarde : 
- Mais je vais abimer mon bureau, c’est du design Visconti ! 
- Tu préfères foutre le feu à tout le commissariat ? 

Le commissaire s’exécute. 

- Maintenant écoute-moi bien. Tu as osé croire me capturer, tu vas voir ce qu’il va t’en coûter. Personne ne peut me retenir, je suis comme le feu qui mange la forêt, je suis comme l’eau de la fontaine qui glisse le long de la main. C’est moi qui te ferai emprisonner pendant deux semaines. Je crains que ta carrière ne s’en trouve sérieusement compromise… Tu es au courant des activités de Baglioni, ou je me trompe ? Et n’essayes pas de me mentir, il t’en cuirait ! 
- Il est chef d’un réseau de prostitution masculine et de trafic de drogue. 
- Sans compter la traite d’êtres humains : il capture des gamins pour les revendre à des familles du Nouveau Monde. S’il a tant de protections, c’est qu’il alimente en chair fraîche certains cardinaux des plus hauts placés. C’est donc en connaissance de cause que tu exécutes ses ordres ? 
- Mais… mais… comment allez-vous m’emprisonner ? 
- Réponds-moi. C’est en connaissance de cause que tu exécutes ses ordres ? 
- Ou… Oui. 
- Quelle malchance ! N’est-ce pas justement sur cette île qu’il y a le plus grand asile de fous de toute l’Italie ? 

Le visage du commissaire se décompose : 
- Non, pas l’asile ! Les conditions de détention y sont terribles ! Pas l’asile ! 
- Ah, parce-que tu crois que certains garçons détenus et drogués par Baglioni n’ont pas sombré dans des abysses bien plus horribles ? Tu n’es qu’un chien immonde. Tu te comporteras donc en chien. Mets-toi à quatre pattes, et aboie ! 
- Ouah ouah ! 
- Plus fort ! Susucre ! Attrape ! Au sixième sucre tu oublieras tout, et tu te comporteras encore en chien pendant deux semaines ; ensuite tu retrouveras la raison, mais tu te mettras en congé. Tu prétexteras une dépression. Eh oui, ne fais pas l’étonné, maintenant tu ne peux plus t’exprimer autrement que par des aboiements. Et sois encore heureux que je ne te donne pas l’ordre de te conduire en porc, tu es déjà assez dégoûtant comme cela ! 
- Ouah ! 
- Attrape ! Bon, assez perdu de temps avec toi. Aboie plus fort. 
- Ouah, ouah ! 
- Bien. Au-secours ! Au secours ! Le commissaire est devenu fou ! Il faut l’interner ! 

Je m’assure que l’ambulance emmène bien le commissaire et puis je rejoins Lorenzo pour l’apéritif. 

- Lorenzo, on a un petit problème…



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