16.06. Le prodige

Début de l'histoire...

Mais le lendemain, je fus convoqué dans le bureau du directeur...

Sven


Vraiment, Morgane m'idéalise beaucoup trop. Florian aussi d'ailleurs. Ils croient que c'est de ma pureté que les deux premiers esprits ont profité pour apparaître. Moi je crois que c'est en raison de la puissance de l'esprit humain en général et du mien en particulier.


Lors de ma deuxième année à l'École d'Art de Florence il y eut deux incidents. J'avais très dur car je participais à deux ateliers à la fois, celui de mosaïques et celui de fresques. Heureusement le programme de l'école prévoyait cette éventualité. Je parvins à gagner une année de cours théoriques en passant par un jury lors des vacances d'été après ma première année. Ensuite pour la mosaïque je suivis mon petit bonhomme de chemin sans trop me faire remarquer.


Concernant les fresques c'était une toute autre histoire. Si dans l'atelier de mosaïque on avait une majorité de filles, dans l'atelier de fresques il n'y avait que des garçons et je compris vite pourquoi. Par moments le travail était éreintant, en particulier quand on devait enduire les murs. J'étais le plus jeune de tous, les autres élèves avaient entre deux et six ans de plus que moi. Certains étaient déjà des hommes. Chaque soir je m'écroulais sur mon lit pour sombrer dans le sommeil. On avait des cours de dessin très poussés. Quand on manquait de modèles nus c'était toujours moi qui devais m'y coller, les sifflements d'admiration et les petits mots me proposant des rendez-vous amoureux étaient lourds à gérer.  J'étais au centre de l'attention de tout le monde et je détestais cela. Au printemps, au bout de ma deuxième année, je me sentis presque sorti d'affaire. Mais lors de la préparation d'un calque pour réaliser un poncif, je commis l'erreur de corriger le dessin d'un condisciple en toute dernière minute, à même le calque. Il me l'avait demandé car on travaillait en équipe. D'habitude on était obligé de réaliser d'abord un dessin de recherche sur papier. Notre professeur arriva et opina de la tête: 

 - Ah, le Maître est venu faire une correction. Je ne l'ai pas vu passer...

Moi je me taisais, les autres de l'équipe eurent un fou-rire. J'aurais bien voulu disparaître sous terre. Celui que même les profs appellent 'le Maître' est appelé par nous 'l'Ancien', c'est lui qui dirige l'école et tout le monde le respecte profondément. Le professeur demanda pourquoi on riait, mais en voyant mon regard furieux ils se turent et baissèrent la tête. Je pris alors la parole, les yeux baissés, et nous excusai:

 - Pardonnez-nous, Maître, on venait de faire un stupide jeu de mots sur l'allure du cheval.

 - Si c'est un stupide jeu de mots je ne veux rien entendre. Le silence est d'or, la parole est d'argent. Sven, vous êtes le chef de l'équipe, vous devriez montrer l'exemple. Notre modèle du jeudi est de nouveau malade, c'est donc vous qui le remplacerez demain.

Le professeur aussi adorait de me voir tout nu. Au moment où il acheva sa phrase le directeur arriva. 

 - Splendide ta correction, Alberto, un véritable joyau. Mais pourquoi sur le calque? Le dessin sera perdu!

Sans laisser à notre professeur le temps de répondre, j'intervins:

 - Maître, on n'a pas laissé le temps à notre Maître de corriger le dessin pour la journée de travail de demain, on ne le lui a pas présenté à temps. Il a été obligé de faire cette correction en dernière minute. On doit avoir terminé notre poncif pour ce soir.

 - Sven, à force de courir on n'arrive à rien. Retiens cette leçon.

Aussitôt le directeur parti je répétai les paroles de notre prof à mes condisciples, comme une injonction:

 - Le silence est d'or.

 - Bon, Sven, vous avez montré que vous avez bien retenu ma leçon, votre punition est levée. On se débrouillera autrement demain: Fabio, c'est vous qui poserez.

Et le prof me fit un clin d’œil et un tout grand sourire. De ce jour-là il me protégea indéfectiblement, il comprit que c'était moi qui avais corrigé le dessin. D'autres raisons le poussèrent aussi à devenir mon allié. La classe était subdivisée en six équipes qui étaient formées pour toute l'année. Cinq d'entre elles étaient composés des élèves plus âgés, comme moi ils avaient fait le cycle complet des humanités et étaient très cultivés. Ils faisaient partie des classes les plus aisées de la société, la plupart d'entre eux en conçurent beaucoup d'arrogance. C'était leurs parents qui payaient leurs études. La dernière équipe était composée des plus jeunes, les boursiers, j'étais le seul non boursier parmi eux. Les boursiers ne faisaient que leurs humanités inférieures et puis entraient de suite à l'école d'art, à seize ans, après avoir fait leurs preuves par un examen d'entrée très sévère. Il ne leur était pas permis de redoubler; ils étaient fils de moins favorisés. D'une part il y avait donc ceux sélectionnés par l'argent et d'autre part il y avait ceux sélectionnés par le talent. Je pris de suite fait et cause pour ces derniers, plus jeunes et plus fragiles, eux tout naturellement se regroupèrent autour de moi et me choisirent comme leur meneur malgré mon trop jeune âge. Mon prof avait lui aussi un gros faible pour mon équipe, il disait que c'était celle qui promettait le plus. Je choisis Fabio comme lieutenant. Il me voua un véritable culte. Secrètement je veillai à payer une meilleure alimentation et un meilleur matériel pour deux d'entre eux, dont Fabio. Je le faisais avec mes propres fonds, je voulais que personne ne le sache. Cela m'obligea à mener une vie frugale et m'interdit toute sortie ou autre dépense superflue. Un jour mon oncle m'avait expliqué que les gens trop riches n'étaient pas à même de créer, ils étaient amollis par l'argent et incapables d'efforts. Je devais donc voir cette vie de moine que je menais comme une chance. Dans mon équipe on était tous habillés avec des vêtements usés et dépenaillés. Fabio avait deux ans de plus que moi. Moi je trouvais que c'était lui le plus joli garçon de la classe, avec son délicat profil grec.



fresque, Histoires de faunes, oiseau, peinture murale, poncif, tableautin, trompe l œil,
J'ai vu le héron bouger!


Le deuxième incident fut bien plus fâcheux. On était arrivé en fin d'année scolaire. Une de nos épreuves était de présenter une fresque réalisée par toute notre classe. Cet exercice devait tester notre capacité à travailler en groupe d'importance. Moi je n'étais que simple chef d'équipe, Enzo était le chef de toute notre classe. On devait l'appeler 'capo'. Il était de tradition que le capo de la classe soit un Florentin. Mais Enzo était de caractère ombrageux, et il ne supportait pas mon succès. Lors de la division du travail il me donna juste un héron et des rochers à faire pour une première journée de travail, et des buissons pour ma deuxième journée. Il prétexta que c'était amplement suffisant en raison de mon jeune âge. On se relayait, les autres préparaient l'enduit final et la peinture pour ceux qui peignaient. Mes sections étaient séparées. Elles se situaient à deux coins différents de l'ensemble. Les autres pouvaient réaliser plein de personnages et d'animaux bien en vue sur des journées de travail contiguës. Je ne pouvais même pas réclamer car ma surface totale de travail était aussi importante que celle des autres. Je crus que cela allait me coûter mon année. Pourtant je relevai le défi, la rage au cœur, et rajoutai même un oiseau blanc prêt à s'envoler du massif de buissons. La peinture devait garder une unité de style, alors je peignis mon massif de buissons de manière plutôt simple: la partie juste à côté de la mienne était réalisée par un élève pas très doué. Par contre mes rochers et le héron jouxtaient une composition plus élaborée et je décidai d'y mettre tout mon cœur. J'eus le maximum de points pour les premières épreuves, mais je craignis d'être recalé dans les dernières. Lorsque le jury arriva à la fresque collective, je dus m'éclipser pour un besoin urgent. Quand je revins j'entendis une violente dispute parmi le jury: 

 - Et moi je te dis, Amadeo, que j'ai vu le héron bouger!

 - Un autre oiseau s'est même envolé, renchérit un deuxième membre du jury.

 - Vous délirez!

Hurla un troisième membre, athée convaincu. C'était lui qui s'appelait Amadeo, il n'avait vraiment pas de chance...

Les autres regardèrent, fascinés, tétanisés.

 - On dirait en tout cas qu'ils sont vivants!

Ils regardèrent alors le schéma de la division du travail et virent mon nom. Attiré par les bruits de la dispute, l'Ancien arriva. Il détestait les éclats de voix. Sa parole était toujours suivie:

 - Je constate que cette oeuvre divise gravement le jury. Je propose le retrait de cette épreuve du concours. Pour ce faire il faut l'accord unanime du jury. Je vous laisse délibérer avant d'examiner l'épreuve suivante. 

 - Maître, nous suivrons votre recommandation, répondit le président du jury après une très courte concertation. 


Dionysos, fresque, Histoires de faunes, peinture murale, poncif, statue, tableautin, trompe l œil,
Êtes-vous sûrs que c'est une statue?
 

La dernière épreuve était la réalisation d'une fresque sur tout un pan de mur. Il y avait une consigne : on devait réaliser la peinture murale en trois parties, pour lesquelles le même poncif servait à chacun. Il comportait en trompe-l’œil une plinthe haute, un panneau médian et une corniche. Sur le panneau médian on devait réaliser une peinture évoquant des plaquages de marbre de couleur. Enfin à l'intérieur du panneau médian on était libre de rajouter un tableautin avec une scène mythologique. C'était l'épreuve la plus complète, elle comptait pour la moitié des points. Frustré de ne pas avoir pu représenter de figure humaine dans l'avant-dernière épreuve, je trouvai un moyen original pour représenter un seul grand personnage au milieu de ma fresque. Je représentai une niche comportant une statue du dieu Dionysos. Je tins compte de l'éclairage du local et réalisai cette partie de la fresque avec seulement deux pigments, en un magnifique trompe-l’œil dont le réalisme contrastait avec le reste de ma peinture. Quand les membres du jury vinrent devant le panneau, l'un d'eux grommela:

 - D'accord, les couleurs et la réalisation de cette fresque sont étonnantes, mais l'élève a eu la facilité de traiter une surface beaucoup moins grande que les autres. La statue prend beaucoup de place. Il faudra en tenir compte dans sa cotation. Ce n'est pas parce-que c'est le plus jeune qu'il faut le privilégier. Mon professeur rit, puis demanda au jury:

 - Êtes-vous sûrs que c'est une statue?

 - Mais enfin, Alberto, c'est l'évidence même! Qu'est-ce que tu essayes de nous dire?

Mon professeur prit une lampe de poche et éclaira la fresque de statue à partir d'un autre angle, révélant l'artifice du trompe-l’œil. Alors le jury resta tétanisé. Cette fois, après quelques murmures où l'on entendit les mots 'magie' et 'sortilège', ils ne dirent plus rien. D'une main tremblante l'un d'eux essaya de toucher la statue qu'ils voyaient tous, mais il se heurta au mur. Ils ne me posèrent qu'une seule question, alors que les autres élèves avaient été cuisinés: pourquoi Dionysos? Ma réponse fut simple et limpide: si j'avais pris Dionysos pour modèle, c'est parce-qu'il est le Maître des illusions. Ils le trouvèrent tous très beau et lorsque le jury avança pour voir le travail suivant deux membres restèrent, pensifs, pour continuer à admirer la fresque. Cela ne s'était encore jamais vu dans l'école, et j'eus le maximum de points. Le soir même le prodige de cette fresque se raconta dans toute la ville de Florence, et en une semaine il prit la proportion d'une légende. Mes condisciples m'appelèrent 'il leoncino' et ce nouveau surnom finit par courir partout. La nuit les boursiers fêtèrent ma victoire sur le capo et sur l'arrogance des riches. On osa un instant croire que ni la beauté ni le talent ne pouvaient s'acheter ...



Dionysos, Histoires de faunes, statue, Florence,
Pourquoi Dionysos?
Photos © Eric Itschert.


Mais le lendemain, je fus convoqué dans le bureau du directeur...




Commentaires

Articles les plus consultés