16.09. Le train

Début de l'histoire...


- Fabio, un des deux derniers wagons, les rouges! Cours!

On eut juste le temps de monter dans le train et de trouver un compartiment, vide. Fabio prétendit vouloir monter nos sacs tout seul. Dans un grincement de wagons rouillés le train se mit aussitôt en marche. D'abord on parla un peu malgré notre fatigue qui se fit enfin sentir après des mois de travail. 

 - Leoncino, pourquoi es-tu venu étudier à Florence?

 - Parce-que l'Italie fait partie des pays où il y a encore des écoles d'art. En Guelbie il n'y a plus de recherche sur la beauté, elle est devenue sujet interdit. Ce qui saute aux yeux c'est l'absence de toute valeur, le néant des chiffres et de la spéculation. L'intellect a détruit le domaine du sensible et a investi la place de l'art. C'est un non-art, un anti-art promu comme valeur ultime. Il est d'autant plus incompréhensible qu'il est totalement vide. C'est une vacuité contenue par des mots qui eux-mêmes n'ont pas de sens. Cette nullité, cette inhumanité est inattaquable. Elle a un caractère sacré intangible car on ne peut ni l'appréhender ni la critiquer. En effet, comment peut-on contester le rien? Le jour où le trou noir aura avalé toute la beauté et toute la nature il n'y aura plus d'humanité... Il était donc hors de question que je reste étudier en Guelbie. J'ai toujours rêvé de réaliser des fresques. Alors mon oncle et moi on s'est mis à chercher la plus prestigieuse école d'art. C'est ainsi que je suis arrivé à Florence. Je t'avoue que je suis de suite tombé amoureux de la ville, de votre climat et de cette lumière absolument fantastique.

Fabio s'étira et rajouta dans un bâillement:

 - C'est vrai qu'on a une chance incroyable de vivre ici...

Ensuite il s'endormit, bercé par la marche du train, et je veillai sur son sommeil. Je pris le temps de l'admirer, son beau visage entouré de longs cheveux noirs très bouclés descendant jusqu'à sa nuque m'avait souvent servi de modèle. Ses sourcils, ses yeux, sa bouche, son nez étaient parfaitement dessinés. Et son profil était splendide. Le train avança d'abord en ligne droite dans la plaine et ne s’arrêta qu'à quelques gares. Je laissai vagabonder mes idées.

Les mots de l'Ancien me revinrent à l'esprit. "Tes talents de persuasion n'y seront plus pour rien". Ces mots m'avaient profondément troublés. C'est à quatre ans que je découvris la puissance de l'esprit humain. Ensuite il me devint facile d'ordonner à des figures fixes de bouger, de leur insuffler une vie propre. La première fois que mon esprit s’exerça ce fut sur un papier peint dans le bureau du Maître de la secte où j'étais né. Le jour où mon oncle vint me chercher le gourou m'y enferma. J'avais exprimé mon envie de partir avec mon oncle, je voulais absolument quitter cette prison dorée où le moindre geste était surveillé et où je ne pouvais même pas faire mes besoins en paix. Le Maître essaya de me persuader de rester. Il y avait des gazelles sur le papier peint. Je leur donnai l'ordre de bouger. J'y ai pensé très fort, en attendant le Maître. Je n'avais plus rien mangé ni bu depuis le matin, mes lèvres étaient sèches. Ce n'est que le soir que le gourou vint me donner à manger dans son bureau. Je ne touchai pas à la nourriture ni à la boisson, j'avais peur qu'il y ait mis une drogue pour m'endormir. Du haut de mes quatre ans je dis au Maître, en le regardant droit dans les yeux:

 - Je suis l'Enfant du Verseau, l'Enfant-soleil, tu dois m'obéir. Je t'ordonne de me laisser partir avec mon oncle.

Et c'est alors que tout est arrivé. Les gazelles se mirent en branle dans un nuage de poussière. Il n'y avait pas que moi qui les vit bouger, le Maître aussi. Il devint très pâle, et d'un pas défaillant il prit son trousseau de clés et ouvrit la porte de son bureau. J'étais libre, je pus sortir. Quand je fermai la porte je vis que la poussière commençait même à envahir son bureau. Il ouvrit la fenêtre en toussant et voulut crier qu'on me rattrape: il regrettait déjà son geste. Mais sa voix ne fut qu'un minable coassement et personne ne l'entendit. Je courus de toute mes forces vers la sortie de la ferme. Au dehors, mon oncle m'attendait depuis le matin. Il n'avait pas voulu partir sans moi! Je me précipitai dans ses bras en riant. La première chose que mon oncle fit, ce fut de mettre de la distance entre la secte et moi. Après on mangea à l’hôtel, et rarement repas me parut plus délicieux! C'est en raison de cet événement marquant imprimé dans ma tête que je n'ai pas oublié la première fois. Ensuite c'était devenu comme un jeu. Il ne suffisait pas de faire bouger des chevaux ou de faire s'envoler des oiseaux dans les airs, ou encore de faire ouvrir la gueule aux panthères, il fallait que les autres aussi voient le phénomène. Tout le monde a de l'imagination. Le tout est d'être assez convaincant pour la faire vivre par les autres. Que cela se passe dans notre cerveau est fréquent. Influer la pensée des autres est plus difficile. J'avais oublié tout cela à ma puberté. Et voilà que le jeu me rattrapa, sans que je ne l'aie provoqué! Ou était-ce parce-que je me sentais en danger?


Le train se mit à aborder un trajet sinueux, on commença à monter dans les collines. Le crissement des essieux dans les virages ne réveillèrent pas Fabio, profondément endormi. Mais soudain le train s'arrêta dans une gare minuscule, en plein bois, en rase-campagne. Nos deux wagons furent décrochés, le train continua sans nous et le silence réveilla Fabio.

 - Je me suis endormi! Et moi qui veux veiller sur toi!

 - S'il y avait eu le moindre problème je t'aurais réveillé,

dis-je en riant. Mais à mon tour je commençai à bailler à me décrocher la mâchoire.



Histoires de faunes, train, locomotive diesel, wagons rouges,
Qu'est-ce qu'on fait ici en pleine forêt?
Photo © Eric Itschert



 - Qu'est-ce qu'on fait ici en pleine forêt? Il n'y a même pas de quai pour descendre?

 - Ne t'inquiètes pas, à partir d'ici on voyage sur une ligne privée. Je te préviens: c'est un omnibus, et on va jusqu'au terminus!

Des ouvriers faisaient des réparations sur une voie. Je les regardai avec un serrement de cœur, ils étaient plein de suie, dépenaillés et semblaient exténués. Leur travail était bien plus dur que le nôtre. Nous on avait la beauté pour nous maintenir debout. Il y avait plein de fumée sur la voie. Une vieille locomotive diesel manœuvra pour récupérer  nos deux wagons. Soudain il y eut un choc, suivi par deux secousses moins fortes, et très vite on se remit en marche sur une voie unique. Je fermai toutes les fenêtres de notre wagon pour éviter la fumée noire et acre de l'antique monstre.

 - Bienvenue, on va retourner cinquante ans en arrière, dis-je solennellement avec un grand sourire. Fabio me regarda avec des yeux ronds.

 - Je blague. Ce train dessert une série de grands domaines dans les collines toscanes. Cette ligne est vitale pour l'exportation de leurs produits, c'est pour cela qu'elle a été maintenue. Deux fois par jour le train transporte aussi des passagers: matin et soir. On en a encore pour un petit temps, il faut faire plusieurs haltes et la locomotive est fort lente. La ligne n'est pas électrifiée.

Je recommençai à bailler. Toute ma tension avait disparue: il n'y avait que nous dans le train. Fabio me donna une tape amicale sur l'épaule:

 - À toi de te reposer maintenant. Tu veux t'allonger? Je te servirai de coussin.

J'enlevai mes chaussures et m'allongeai sur la banquette, la tête posée sur les genoux de Fabio. Un moment on se regarda dans les yeux, on n'eut pas besoin de parler. J'adorais ses yeux, et j'avais rarement vu un regard aussi tendre chez un garçon. Il ne put pas s'empêcher de m'embrasser sur la joue, puis je fermai les yeux et m'endormis après avoir encore reçu un bisou papillon. Plus tard je me réveillai, après une bonne sieste. Fabio était en train de jouer avec une de mes boucles de cheveux, je vis son regard sur moi et lui fis mon plus beau sourire. Mon lingam était de nouveau devenu terriblement encombrant à cause de mon sommeil, mais en sentant une bosse contre ma joue je compris que Fabio avait le même problème que moi.  Cela me consola.

 - Je suis vraiment trop bien avec toi, cela va être dur de te quitter,

me dit Fabio en riant. Je me remis en position assise.

 - On va bientôt arriver. Tu vas voir, Circé va encore me gronder parce-que j'ai pris le train au lieu d'appeler la voiture! Tu me vois cherché par une voiture avec chauffeur à l'école? Cela serait la honte! Sans compter le gaspillage d'essence que cela produit. J'aime vivre sobrement, et je déteste éveiller l'attention.

Fabio eut un fou-rire. Je lui répondis par un petit sourire en coin, c'était vrai que ces dernières paroles prêtaient à rire vu ma situation. Le train ralentit. La voie se doubla d'abord. Une colonne octogonale était dressée au milieu, entre les voies. Au-dessus de la colonne il y avait un ange et un faune qui tenaient un écu. Sur l'écu il y avait une tête de lion. On aurait dit que cette colonne marquait une frontière. On roula environ trois kilomètres et ensuite la voie se tripla. On arriva à la gare d'un petit village perché dans les collines. Les deux voies de côté se terminèrent là sur des butoirs. La voie centrale aboutit à un petit hangar. Ce fut dans un crissement de freins que le train entra en gare. On descendit du train. Circé était venue nous chercher avec la calèche. Fabio et Circé ne prétendirent pas me laisser porter mon sac. La locomotive, décrochée des deux wagons, se plaça devant le hangar, sur un plateau tournant ingénieux dont la mécanique très ancienne fonctionnait toujours. Une fois placée dans le bon sens, la locomotive fit des manœuvres compliquées pour rechercher les deux wagons de passagers, y accrocher trois fourgons, puis se replacer devant le quai de la gare. Elle était prête à repartir. Tout cela se passait dans des volutes de fumée noire sentant le mazout et le moteur surchauffé. Rêveur, j'étais resté là à observer les manœuvres, j'ai toujours adoré les trains. Puis je revins à la réalité:

 - Fabio, tu ne vas quand-même pas retourner ce soir? Il est déjà tard, et à Florence tu vas rater ta correspondance. Reste dormir au palais. On ne doit pas tarder à prendre notre décision, car dans dix minutes le train repart dans l'autre sens.

J'avais dit un petit mot à Circé et elle insista à son tour pour que Fabio reste au moins pour la nuit. Il me regarda et je fis en riant un signe le suppliant. Alors il accepta avec un grand sourire. On s'éloigna du quai bruyant et on entra dans la calèche. On dut encore grimper une forte côte avant d'arriver aux terrasses arborées du palais. Au palais deux serviteurs nous saluèrent avec déférence et prirent nos bagages pour les porter en haut. Fabio téléphona à ses parents pour les prévenir. On reçut un repas de roi, et on put ensuite se plonger avec délices dans des draps tout frais après un bon bain. On avait chacun notre chambre Fabio et moi, mais j'allai le visiter pour voir s'il n'avait besoin de rien. Il humait les savons, touchait à tout, entièrement sous le charme du luxe de la demeure. Cela contrastait avec nos conditions spartiates de l'école. Il était comme un gosse et cela me fit rire. Fabio me demanda, timidement, en montrant les savons:

 - Tu crois que je peux les emporter? Ils sentent tellement bon!

 - Bien sûr! Passe une très bonne nuit, tu es vraiment un chouette second.


Tu crois que je peux les emporter? Ils sentent tellement bon!
Photo Eric Itschert & NightCafé.


Je tombai dans ses bras et lui fit un grand câlin. Je blottis longuement ma tête dans son cou. Cela m'apaisait tellement. Quand il m'enlaçait de ses bras puissants j'avais l'impression que plus rien ne pouvait m'arriver. On en profitait toujours quand les autres ne nous voyaient pas. Je sentis son cœur battre violemment. Ses narines frémissaient, il profitait de ces instants pour sentir mon odeur. Je me demandai un instant si lui cela l'apaisait. On s'embrassa sur les joues et quelques minutes après je rejoignis les bras de Morphée dans ma chambre...

Pendant ce temps Circé préparait une corbeille pour que Fabio l'offre à ses parents: du vin, du fromage, des biscuits et du miel du domaine.



Commentaires

  1. Ah ta passion des trains :D
    On devine en lisant ce passage...
    Bonne journée, soleil aujourd'hui!

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    Réponses
    1. Oh le traître! Ne dévoiles pas mes passions au public ;-)
      Bisous, passe une belle nuit avec plein d'étoiles dans tes rêves!

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    2. Je n'ai pas besoin de les dévoiler, tu le fais très bien tout seul :D
      Merci, pour toi aussi une très belle nuit!
      Tu me manques.

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