16.13. Les retrouvailles

Début de l'histoire...


Morgane


Sven et Fabio portèrent mes bagages, un chariot tiré par un porteur suivait avec une malle. On entassa tout dans la voiture, le chauffeur et le porteur mirent la malle sur le toit du véhicule. Ensuite les deux garçons et moi on partit à pied vers le centre de Florence. On se dirigea sur la Piazza della Signoria, c'est là où je fêtais chaque été mon retour à Florence. On avait instauré un étrange rite, Sven et moi: on commanda en guise de petit-déjeuner un mélange tout danskois. On prit un 'caffè ristretto' pour moi, un 'caffè lungo' pour Sven et un verre de vin blanc pour Fabio. On fit accompagner cela, à la grande horreur du serveur qui nous fit répéter deux fois la commande, de 'crostini'. Rien qu'à voir sa mine dégoûtée on éclata de rire. Les crostini sont une spécialité toute florentine, des toasts nappés d'une crème à base de foies de volaille, de câpres et d'anchois. Les manger en guise de petit-déjeuner était une hérésie. Heureux et insouciants, on échangeait les dernières nouvelles de Brücelles et de Florence et on plaisantait. Aux doux regards plein d'admiration que Fabio n’arrêtait pas de lancer à Sven, je compris qu'on en était tous les deux follement accro. 

Ensuite on flâna encore un peu dans la ville avant de retourner à la voiture. Je laissai Fabio et Sven faire leurs adieux en entrant dans la voiture. Manifestement les deux garçons eurent difficile à se quitter. Il n'y a que dans le monde des formatés et des normalisés que la jalousie existe. Nous dans la villa on est d'un monde différent, on fait partie des Salvati, on est le sel de la terre et on a été sauvés de toute normalisation. On le sait tous sauf Sven, qui ignore encore à quel point il fait partie de notre famille et de notre monde. Ce n'est qu'une famille de sang en apparence, en réalité on est une famille d'âmes particulières. Je fus donc touché par la mine un peu triste de Fabio quand il se retourna pour partir. Juste au moment où Sven entra dans la voiture je vis le dernier regard en arrière de Fabio, une larme perlait sur sa joue. Heureusement que Sven ne vit rien. Je connaissais trop cela, la douleur et le manque causé par l'absence de notre ange aux cheveux blonds. Décidément il ignorait encore tout de son pouvoir fabuleux, et il en était sans doute mieux ainsi.

D'habitude je trouvais le trajet un peu long entre Florence et nos terres. Chaque fois j'étais impatiente de dépasser la borne-colonne marquant l'entrée de notre territoire, protégé par Circé. Alors seulement je me sentais entièrement en sécurité. Mais cette fois une délicieuse langueur m'envahit, on était l'un contre l'autre Sven et moi, il m'enlaçait d'un bras et me donnait de timides bisous sur la joue que je lui rendais aussitôt. Il fallait surtout l'encourager, tout était nouveau pour lui. Je jouissais du miracle de sa présence, du contact avec son corps et ses jambes nues. Par moments nos jambes ne se touchaient plus en raison d'un virage, mais lui ou moi on recherchait aussitôt le contact de nos peaux. Parfois Sven changeait légèrement de position, alors il bougeait sa jambe en une caresse qui me donnait un délicieux frisson le long de la colonne vertébrale. Finalement j'entrepris le même jeu, et on eut de plus en plus difficile à bien se tenir et à garder une respiration normale. On traversa plein de vignes. Ce n'était pas un hasard si les Salvati se trouvaient en cette terre d'exception qu'était la Toscane.



D'immenses lions de pierre gardaient la route de part et d'autre...
Photo © Eric Itschert.


Deux grandes ombres se projetèrent sur la voiture, d'immenses lions de pierre gardaient la route de part et d'autre. Ils avaient un air un peu effrayant et mettaient le visiteur en garde contre toute mauvaise intention. Aussitôt après, la borne-colonne se détacha haut dans le ciel bleu. Elle portait, au-dessus du chapiteau, un ange ailé et un faune. Ces sculptures tenaient l'écu des Salvati. Pour la première fois je remarquai l'étrange similitude qu'il y avait entre le visage de l'ange de pierre et celui de Sven. Cela me troubla. 



jardins de boboli, Florence, sculpture,
Elles se détachaient de loin par leur blancheur...
Photo © Eric Itschert.



Après plusieurs virages en lacets on traversa notre village, et ensuite apparut au milieu de vignes la haute colline aux terrasses boisées. Arrivée là la voiture ralentit, la pente était très raide. La terrasse la plus basse comportait des oliviers. Ensuite ce n'était plus que jardins fleuris et arborés, avec des fontaines et des allées jalonnées de citronniers. J'ouvris grand la fenêtre de la voiture, je voulus m’imprégner de toutes les odeurs. La terrasse supérieure où trônait la villa était ornée de sculptures en marbre de Carrare, elles se détachaient de loin par leur blancheur. Enfin de retour chez moi! On s'arrêta à l'entrée majestueuse de la villa, la fraîcheur des colonnades nous accueillit pendant qu'on débarquait mes bagages. Notre majordome nous chercha pour nous annoncer qu'on arrivait juste à temps pour le repas, la cloche avait déjà sonné. À table je courus embrasser mes parents. Sven attendit en retrait la fin de nos effusions, puis embrassa mes parents à son tour. Ma mère l'attrapa familièrement par la taille en l'admirant:

- Tu as chaud toi! Ne commence pas ton repas par de l'eau trop froide! Viens t'asseoir près de moi. 

Mon père rit:

- Il boira avec nous un peu de vin blanc ouvert en ton honneur, Morgane!

Sven se laissa faire de bonne grâce, les yeux baissés. Câlin comme un chat il embrassa ma mère avant de s'asseoir. Il était vraiment le modèle de fils aimant dont mes parents avaient toujours rêvé. Mais moi je ne désirais plus qu'une chose, l'avoir enfin pour moi toute seule! Le repas préparé en mon honneur fut particulièrement délicieux, je trouvais la cuisine toscane tellement meilleure que celle de la Guelbie! Elle était faite rien qu'avec les produits tout frais de nos terres, la villa possédait même son propre four à pain. Mon père s'adressa à Circé une fois le dessert mangé:

- Nos bagages sont prêts. Mère et moi partons comme prévu pour deux semaines. Prends bien soin de tes cadets, je les place entièrement sous ta protection. La moitié du personnel est en vacances, une autre partie nous accompagne, mais s'il y a le moindre souci n'hésite pas à me téléphoner. Tu as la liste des lieux où nous passerons.

- Ne crains rien papa, je vais les choyer, nos deux ados! Quant au domaine, tu sais que je ne relâche jamais ma garde. Il serait malheureux de rater notre entreprise aussi près de la réussite de sa première phase. Sven, j'aimerais que tu fasses une sieste cet après-midi, il va faire particulièrement chaud. J'ai fait porter de l'eau et du raisin dans ta chambre. Cette année a manqué de pluie, cela devient de mal en pis. La récolte de miel du printemps a été désastreuse...

- Mais... 
répliqua Sven.

Un regard de ma sœur suffit pour arrêter toute discussion.

- Toi, Morgane, je dois te voir.

Une fois les adieux à nos parents faits, Sven alla rejoindre sa chambre la mine boudeuse. Mon dieu, Sven, tu ne réaliseras donc jamais? Ton innocence est un couteau acéré qui nous entaille le cœur, et nous laisse sans vie aussitôt que tu es loin de nous. Tu allais te lover dans les bras de maman, tu enfouissais ton visage dans son cou, toujours ton besoin inextinguible de câlins, elle te serrait très fort, et dans son regard je percevais cette même tristesse et ce même désarroi que dans les yeux de Fabio le matin... Sven, que de délices mais aussi que de souffrances à cause de toi! Et qui donc aurait pu résister à ton charme et ton besoin incessant de tendresse? Est-ce donc cela la condition humaine? Alors que tu montais l'escalier, Circé te cria en me faisant ensuite un sourire en coin:

- Et dors, ne te lance pas dans de la lecture! Tantôt je viendrai vérifier! Tu sais qu'avec moi il est impossible de tricher!

Circé me fit signe de la suivre dans son bureau. Elle était non seulement régisseuse de notre domaine, mais aussi des deux domaines voisins.

- On goûtera tôt cet après-midi. Ensuite tout sera prêt au bord de la piscine. Le personnel a reçu l'interdiction d'aller là en dehors du moment du repas de midi, et cela durant les deux prochaines semaines. Morgane, tu as perdu du temps. Björn nous recherche activement. Deux de ses sectateurs sont arrivés à Rome la semaine passée. Combien de temps encore avant Florence?

- Je n'ai rien pu faire, Circé, tu le sais bien. Sven était trop jeune. 

- Tu as transgressé les lois de nos terres. Tu as eu deux amants qui n'ont jamais trouvé refuge dans notre domaine. Ils ne sont donc pas des Salvati. Ils ne sont même pas Toscans! Plus grave, l'un des deux était un normalisé et l'autre un formaté. Tu as eu de la chance que ton âme n'ait pas été contaminée! Sans parler des risques physiques que tu as pris! 

- Tu as raison, comme si souvent. Je regrette tellement mon impatience! Je regrette sincèrement d'avoir transgressé nos lois, elles ont leur raison d'être et ce n'est que récemment que j'ai réalisée tout cela. Circé, sans Sven cela a été tellement dur! J'ai fait tous les tests de santé, chez Conti. Tout est en ordre, je suis en parfaite santé! J'ai déposé les papiers sur ton bureau. Tu crois que papa me pardonnera?

- Conti m'a déjà contacté, tu lui en avais donné la permission. Tu as pris d'énormes risques mais ce fut sans conséquences. Morgane, on t'adore, tu es tellement jeune, comment pourrait-on ne pas t'avoir pardonnée? C'était déjà fait avant ton retour. À toi de jouer maintenant. Sven, je l'ai bien préparé. Pour les premières fois laisse-lui l'impression d'avoir l'initiative, cela le sécurisera. C'est bien plus fragile qu'une fille, un garçon. Sa toute première fois sera cruciale pour tout le restant de ses jours. Ce n'est finalement pas plus mal que tu sois déjà aguerrie en ces choses. Qui sait, transgresser des lois est parfois nécessaire. Veille à ce qu'il boive régulièrement, il perdra beaucoup de semence car chez lui elle est déjà abondante. C'est à toi de penser à tout cela, y compris à le faire manger pour lui faire reprendre des forces: il sera beaucoup trop dans ce qu'il fera pour y penser... Je lui ai fait reprendre du poids, mais les jours qui viennent vous en perdrez tous les deux, surtout lui. Va te reposer maintenant...

- Merci Circé, je t'adore! Il compte plus pour moi que ma propre vie!

- Votre vie compte chacune, c'est de vivre qui vous est demandé. Ce soir d'ange il deviendra jeune faune. Et ce soir Dionysos dansera de joie à vous voir ensemble, jusqu'à épuisement.

On se sépara, j'étais ivre de joie et je m'endormis rapidement.



Circé



J'allai dans la chambre de Sven. Il avait une respiration régulière et dormait à poings fermés. Son visage était serein à part sa petite moue boudeuse. Je l'embrassai. Toujours cette attraction, de plus en plus irrésistible! J'eus plus difficile que jamais de cesser de l'admirer, et de quitter sa chambre. Il était temps qu'il perde un minimum de son attractivité.

Ensuite je descendis dans une des chambres secrètes. Les cartes de Toscane et du domaine avec leurs signes renvoyant chacun à une entité protectrice s'y trouvaient. Je me plaçai au centre, assise en lotus, et me mis en état de pleine conscience. Aucun signe ne vira de couleur, les envoyés de Björn n'étaient donc toujours pas dans le pays. Dans quelques heures il serait trop tard pour eux. J'avais pris quelques précautions, sans avoir recours à la magie. Quand on peut s'en passer, c'est mieux. Aussitôt le convoi avec mes parents passé, la route fut obstruée par un tracteur tombé malencontreusement en panne là où la route traversait un pont. Un ruisseau coulait au fond d'un précipice. C'était une des lignes de défense du domaine. Les pièces de rechange du tracteur arriveraient le lendemain seulement. La locomotive du train avait été mise en chômage pour tout le restant de la journée et pour la nuit qui suivrait: j'avais programmé un entretien des plus urgents. Le train était resté en haut au terminus, il était hors de question de le faire redescendre dans la vallée. Tout avait été organisé à l'avance, les domaines n'en subiraient aucune conséquence et les habitants étaient au courant de mes décisions. Sereine, je me rendis compte qu'il n'y avait plus aucun danger. L'union de Sven et Morgane, la conjonction de leurs âmes, correspondrait exactement à celle des étoiles du Verseau Secret ce soir. Et cet ignorant de Björn qui croyait que Sven devait rester vierge pour que la conjonction réussisse! C'est au terrible Dionysos qu'il devrait rendre des comptes... Malheur à l'homme qui ignore ou dédaigne l'appel de la vie. Malheur à l'homme qui veut vivre sur terre comme un pur esprit sans corps et, pire encore, fait passer cela pour une vertu alors que c'est un manque de courage! Il insulte la Terre et l'être humain!

J'ignorais qu'à ce moment les émissaires étaient déjà repartis, bredouilles, pour le Danskmark. J'ignorais aussi le réveil d'une entité autrement plus redoutable que mes lions gardiens du domaine enchanté, je n'en étais pas l'auteur...






Commentaires

  1. Ton blog est magnifique, un riche contenu, je ne sais pas trop par où commencer. Je l'ai feuilleté l'autre jour et je me disais : quel boulot ! De tout refaire ainsi, et de reprendre la route ... Bon dimanche à toi mon cher Eric, j'espère que tes lectrices et lecteurs t'ont suivi sur ta nouvelle plate-forme. Je t'embrasse !

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    1. Un tout grand merci pour ton gentil commentaire, chère Thaddée! Ton avis compte beaucoup pour moi. Il a beaucoup de valeur étant donné tout ce que tu écris de beau! Je t'embrasse chaleureusement et te souhaite aussi un très bon dimanche plein de lumière!

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