16.18. L'oncle Mathias



Je peux enfin aller me promener seul avec mon oncle...
Image Eric Itschert & Nightcafé.


Circé


Le palais prépare une nouvelle fête. Des guirlandes de fleurs et de fruits sont accrochées en torsades aux colonnes et aux linteaux du porche. La maison est abondamment fleurie et décorée. On veut témoigner tout le respect qu'on doit à notre visiteur illustre, l'oncle de Sven. La voiture blindée de l'ambassade du Danskmark en Guelbie s'arrête devant le porche. Pour l'occasion des jeunes du village sont arrivés habillés en pages à la manière de la Renaissance et font une haie d'honneur. Un orchestre joue l'hymne national du Danskmark de manière très originale, juste avec des flûtes, des tambourins, des harpes et des cymbales. Le chauffeur ouvre cérémonieusement la porte de la voiture, et l'oncle Mathias en sort. Un grand tapis rouge parsemé de pétales de fleurs blanches l'attend. Un page vêtu des couleurs de notre famille s'agenouille devant lui et lui offre un cadeau de bienvenue. Mes parents l’embrassent chaleureusement et il rit: 

- Il ne fallait pas faire tout cela, je me trompe ou bien il y a la patte de Circé derrière cet accueil digne d'un chef d'état? Ah Circé, adorable magicienne, te voilà! Tu es plus belle que jamais, quel teint!

- Oncle Mathias, on vous a réservé la grande suite. Elle est restaurée, elle n'attend plus que des fresques...

- Où est mon ange adoré? 

Au moment où l'oncle de Sven a posé la question, ce dernier vient se jeter dans ses bras. 

- Mon Dieu! Qu'est-ce que tu as grandi! Tu es devenu un homme à présent!

Sven ne lâche plus la main de son oncle, comme s'il avait peur qu'il reparte, et c'est ainsi qu'ils pénètrent dans le palais à la suite de mes parents. Sven n'arrête pas de bavarder avec son oncle, je ne l'ai jamais vu aussi fébrile, il prend à peine le temps de respirer entre ses paroles. Il a trop de choses à lui raconter. Le majordome donne des ordres aux serviteurs, les bagages sont emportés dans la suite. 

La table de la salle de réception est dressée, on a sorti la grande argenterie et les plus beaux chandeliers. Les verres en cristal brillent de leurs plus beaux feux, la vaisselle et les couverts portent les armoiries de notre famille. Les pages rompent la haie d'honneur, ils entrent par une porte dérobée dans la grande salle et viennent se placer chacun derrière un siège. Mon père préside le festin, à sa droite siège l'oncle de Sven. Le repas comporte un grand nombre de plats danskois et guelbes. Pour le réaliser je me suis inspirée de la nouvelle intitulée 'Le festin de Babette', à part en ce qui concerne la soupe de tortue. 

Ainsi nos invités mangent de la soupe de filets de sole à la crème, au safran et aux crevettes grises, des blinis Demidoff, des cailles en sarcophage au foie gras et à la sauce aux truffes, de l'agneau accompagné de haricots et de pommes de terre nouvelles au persil et au beurre, de la salade d'endives aux noix, des fromages danskois et guelbes, enfin comme desserts un savarin en forme de couronne et des babas au rhum, de la salade de fruits glacés et des fruits frais du domaine. Le tout est arrosé des meilleurs vins de notre domaine. Bien sur le café, les thés, les chocolats et les liqueurs ne sont pas oubliés.

armoiries, salvati, famille
Je veux lui montrer la puissance de notre maison...
© Eric Itschert


Le conseil est prévu pour le surlendemain, en fin d'après-midi. Je fais tout pour impressionner l'oncle Mathias, je veux lui montrer la puissance de notre maison. C'est un de nos arguments pour montrer qu'on est capable d'assurer une protection renforcée de Sven et que nos deux maisons devraient marcher main dans la main. Je suis aussi un peu désarçonnée: en la présence de son oncle, aucun de nous ne pouvons donner d'ordre à l'adolescent. Sven n'en profite pas et cela me charme. Par contre on voit que son oncle lui a terriblement manqué. Chaque fois que Sven le peut, il se glisse auprès de lui. Morgane n'en prend pas ombrage, elle est vraiment incroyablement équilibrée et sûre d'elle. Elle a une patience à toute épreuve. Concernant son oncle, Sven a une manie étrange. La plupart du temps quand il en parle en son absence il le désigne comme son oncle. C'est comme s'il voulait relativiser  le lien avec celui qui est aussi son père adoptif. J'ai deviné que s'il fait cela, c'est un pauvre moyen pour atténuer la souffrance de l'absence de son oncle. Élevé en enfant unique, ses parents biologiques morts, il a mis toutes sortes de stratégies en place pour essayer de rendre cette situation supportable. Cela m'émeut profondément. Mais quand son oncle est là il l'appelle père et il en est béat d'admiration.  Dés qu'il le voit il a une soif éperdue d'attention et de reconnaissance de sa part.

Le soir mon père a un premier entretien seul à seul avec l'oncle de Sven. L'issue de l'entretien semble très encourageante, mais l'oncle Mathias insiste sur le fait que les décisions finales appartiennent à Sven et seulement à lui. Il est l'unique héritier de la Grande Maison en territoire danskois. Demain l'oncle Mathias aura une longue conversation avec lui.



Sven


Circé a organisée une grande réception en l'honneur de mon oncle. Mais je sais que ce dernier n'est pas dupe de tous les charmes déployés pour le convaincre d'accepter une double adoption. J'ai fait jurer à Circé qu'elle n'utiliserait aucune forme de magie pour convaincre mon oncle. Et elle ignore que mon oncle est particulièrement doué en manœuvres diplomatiques. Ils seront donc à armes égales. Je sais que mon oncle ne pensera qu'à mon seul intérêt. Cela me rassure beaucoup. Je suivrai son avis, mais seulement après avoir argumenté sur le mien. Les intérêts de Circé sont légèrement différents: ce sont ceux du palais et de la famille des Salvati qui priment pour elle. Du moins je le vois comme cela, je peux me tromper.



Je peux enfin aller me promener seul avec mon oncle...



Au lendemain matin de la réception je peux enfin aller me promener seul avec mon oncle. J'adore ces moments beaucoup trop rares où je peux le retrouver et lui témoigner toute ma reconnaissance. Je l'appelle père, car il est mon père adoptif. On se balade dans la grande forêt du domaine.




Mon oncle a été mis au courant de ma réputation de peintre à Florence et me dit toute la fierté qu'il a de moi. Je suis aux anges. Mais ensuite son avis me désarçonne.

- Sven, je te conseille d'accepter la double adoption. 

- Mais... mais... Non! J'aurais l'impression de te trahir, de trahir notre nom et notre maison! Je ne veux pas, je te dois tout! Si tu savais comme je t'aime...

- Sven, je sais que tu m'aimes, et que jamais tu ne me trahirais. Tu es mon seul et unique fils, et tu le resteras toujours. Moi aussi je t'aime, par dessus-tout! Mais dans nos familles si particulières nous ne pensons pas de manière binaire comme dans le monde des formatés. Sven, j'ai eu un très grand tort. Je ne t'ai encore rien appris sur la famille des Salvati. Je considérais que jusqu'ici tu étais trop jeune. En acceptant une double adoption tu ne trahis aucune famille. Aucune adoption n'est au détriment de l'autre, elles se renforcent l'une l'autre. Elles te renforcent! C'est comme si tu hésitais entre avoir un père ou une mère. L'idéal est d'avoir les deux. Et cela assurerait la prospérité de nos deux maisons, Adlersfeldt et Salvati.

- Je n'ai pas de mère et je n'ai qu'un seul père: toi!

Pour la première fois de ma vie je vois mon oncle terriblement ému. Mon cri du cœur l'a touché de plein fouet. Il avale sa salive, reprend un instant sa respiration.

- Je ne suis malheureusement que ton père adoptif, mon ange. J'ai tant rêvé d'avoir un enfant, mais sans femme c'était impossible. Or je n'ai jamais eu envie de me marier. Et soudain il y eut toi! Ta présence solaire a illuminé toute ma vie.

- Alors c'est à cela que je dois mon adoption? 

- Avec enfants ou sans, de toute façon je t'aurais adopté. Je crois que dans toute cette vie il n'y a qu'un seul être que j'aurai autant aimé. Toi! Ma vie est consacrée à mon métier et à toi. Je n'ai éprouvé le besoin de rien ni de personne d'autre. Mais revenons à nos moutons. Le grand problème est que tu n'as pas eu de mère qui s'est occupée de toi, ta seule figure maternelle fut ta gouvernante... Alors j'ai difficile à développer mon exemple de père et de mère. Essayons quand-même. Imaginons, aurais-tu aimé la disparition de ta gouvernante?

- Non, bien sûr, elle est tellement tendre avec moi...

- Tu vois, tu peux l'aimer sans qu'il y ait concurrence ou choix entre elle et moi. Ton nouveau nom sera Salvati-Adlersfeldt. 

- Père, suis-je vraiment obligé?

- Tu n'es obligé à rien, c'est toi seul qui décides en fin de course. Sven, j'espère vivre encore de longues années. Mais s'il m'arrive quelque-chose, qui prendra soin de toi? Dans cette branche de notre famille nous ne sommes plus que deux. La maison et l'argent que ton père biologique et moi t'avons légués ne résoudront pas tout. Toi et Morgane vous êtes encore tellement jeunes... S'il te plaît, tu ne veux pas suivre mon conseil? Je serais tellement rassuré! Tu ferais alliance avec une famille beaucoup plus puissante que la nôtre. Elle veillerait sur toi.

- Bon, d'accord, mais mon nom sera alors Adlersfeldt-Salvati ou rien! 

Mon oncle rit, il semble soudain très soulagé:

- Tu es dur en affaires, toi! C'est bon, je proposerai cette solution à ton nouveau père adoptif. Pourquoi ne pas porter en premier le nom de ta bien-aimée? Les formatés vivent dans une société patriarcale, pourquoi ne pas agir différemment? 

Je ris. Mon père adoptif sait toucher mes cordes sensibles.

- Père, c'est toi qui est dur en affaires. Le nom de Salvati-Adlersfeldt ne sied pas tellement à la blondeur de ma tignasse. Et je tiens par dessus tout à affirmer mon indépendance. Quand j'aurai dix-huit ans je veux retourner en Guelbie et travailler là-bas. Morgane y sera, ainsi que pour ses études supérieures.

- Morgane est aussi blonde que toi, et tu oublies tous les Normands qui sont passés par ces contrées! Je sais que quand tu as mûrement décidé de quelque-chose tu changes rarement d'avis. On ne peut en tout cas pas te reprocher d'être indécis! Et si on coupait la poire en deux? Imagine que sur tes papiers et ton passeport toscan ton nom soit Salvati-Adlersfeldt, et que pour le Danskmark tu sois un Adlersfeldt- Salvati?

- C'est possible cela?

- Circé est une redoutable magicienne! Tout est possible aux Salvati. Et moi je peux régler les choses au Danskmark. Cela serait le symbole même de l'intégration parfaite à chaque pays! Tu deviendrais un vrai Toscan et tu resterais un vrai Danskois. En Toscane tu penseras d'abord aux intérêts toscans, et au Danskmark aux intérêts danskois. De toute manière les intérêts de ces deux pays n'ont jamais été contradictoires.

- Père, tu es le plus chouette et le plus génial des diplomates! Bon, d'accord, tope là!

Je tape de ma main dans la main de mon père et on rit tous les deux. Mais très vite mon oncle redevient sérieux. 

- Je considère cette décision comme acquise, moyennant cette précision concernant ton nom. Puis-je en informer le maître de ce lieu?

- Oui père. Je suis ton fils obéissant.

Mon oncle ébouriffe mes cheveux en riant: 

- Petit démon, tu crois vraiment me faire gober cela?

- C'est toi qui m'appelle 'mon ange', non?

- Oui, mais parfois, figure-toi que j'ai des doutes... Sven, je suis vraiment heureux et soulagé que tu sois d'accord. En attendant ta majorité tu devras quand-même passer sous les fourches caudines et obéir à tes nouveaux parents adoptifs comme à moi. Mais ils t'adorent, il y a longtemps déjà qu'ils te considèrent comme leur propre fils. La Toscane est si loin de Brücelles. D'ici ils pourront mieux te protéger.

- Père, j'adore vivre ici en vacances. Je crois que je viens de passer le plus beau moment de toute ma vie, je ne l'oublierai plus jamais. Ce souvenir m'aidera à affronter les temps sombres. Mais je suis habitué à une vie spartiate, elle m'est nécessaire pour réaliser de grandes œuvres afin de rendre le monde plus beau. La vie dans ce palais est trop luxueuse pour moi. J'ai vécu parmi les boursiers, leur famille est pauvre. Parfois j'ai l'impression que c'est eux ma vraie famille! Le luxe déployé dans ce palais me choque parfois. Ce qu'ils dépensent en une seule semaine pourrait acheter toute une année d'études à un étudiant désargenté. Toi et moi nous avons toujours été habitués à vivre sobrement.

- Je te comprends, Sven. Mais à mon avis il n'y a aucun danger que tu te laisses endormir dans les délices de Capoue. À la mi-septembre tu retournes à l'école et à l'internat, non? Et n'oppose pas tes familles. Cela ne me dérange pas du tout que tu considères ton équipe de travail comme une troisième famille. Mais dans la famille qui va t'adopter, il y a Morgane. Rien que pour elle cela vaut déjà la peine, quitte à faire de petits sacrifices. Et ne sois pas si pessimiste. Crois-moi, le plus beau de ta vie est encore à venir! Quant au train de vie du palais, n'oublies pas que beaucoup de gens vivent ici grâce à lui! Il y a non seulement la famille Salvati mais tout le personnel du palais. Et cela est sans compter tous ceux qui vivent indirectement grâce à l'existence et à l'organisation de la villa. Il y a le village agricole, la sylviculture, les vignobles, les oliveraies, la petite industrie avec les pressoirs et le moulin, sans compter l'entretien de toute l'infrastructure de la région parmi laquelle celui de la ligne de chemin de fer et de la route!

- Oui, tout cela est vrai, père, et c'est pour cela que je me soumets à ton avis...

- Mais enfin, Sven, c'est comme si je te demandais d'aller à un enterrement! Il y a quelque-chose qui te chagrine?

- Père, tu m'as éduqué sans que jamais je ne sente une seule contrainte. J'ai eu l'impression de vivre dans une liberté totale! Chaque fois que tu me donnais une consigne importante, tu prenais le temps de m'expliquer pourquoi. J'avais l'impression de prendre la décision moi-même, car tes conseils étaient toujours sages et pertinents. Et pour les petites choses tu me lâchais totalement la bride sur le cou. Tu m'as toujours respecté! Si tu savais combien je t'admire!

- Si j'ai pu te donner autant de liberté c'est parce-que tu t'en es montré digne. Tu as dirigé tes études et ta vie quasiment tout seul, comme un grand. Concernant l'admiration, c'est réciproque. Il y a eu des problèmes avec ta nouvelle famille durant mon absence?

- Non, aucun! Mais il arrive qu' il y ait des choses qui m'énervent. J'adore Circé, et je lui dois énormément! Mais parfois elle est très directive avec moi, mange encore un peu, n'oublie pas de boire suffisamment, va faire une sieste, tu manges comme un oiseau, ne t’expose pas au soleil en pleine heure de midi, n'oublie pas tes vitamines, fais ceci, fais cela, vraiment, elle exagère! Elle me traite comme un gosse!

- Non seulement Circé t'adore, mais je suis sûr qu'elle aussi est amoureuse de toi. Ne crois-tu pas tout simplement qu'elle s'inquiète pour toi? Sven, tu n'as jamais eu de mère, avec Circé tu as un goût de ce que cela pourrait être. Toute femme a des élans maternels. Tu verras, même Morgane en aura.

Je ris:

- Oui, tu as raison père, je suis injuste car Morgane aussi a des élans maternels.

- Le tout est, dans une relation, de changer régulièrement de registre. Adulte à adulte, enfant à enfant, père à enfant, mère à enfant, en privilégiant bien sur les deux premiers modes. Circé ne fait qu'écouter sa passion pour toi. Tu aimerais réellement qu'elle agisse autrement? Tu n'es encore qu'un adolescent, après tout. Elle veut te protéger comme nous tous, elle le fait juste à sa manière.

- Père, tu es impossible! Tu parviens toujours à trouver des excuses aux autres. D'accord, je le reconnais, je n'ai pas vraiment envie qu'elle agisse autrement, simplement je ne suis pas habitué à tant de sollicitude...

- J'essaye juste de comprendre la motivation des autres, pourquoi ils agissent de telle ou de telle manière. Ensuite le dialogue peut s'amorcer. Après tout, cela fait partie de mon métier de diplomate. Si Circé est si directive avec toi pour le moment, n'est-ce pas aussi parce qu'elle est en train de t'apprendre  et de te guider dans des choses toutes neuves pour toi? Tu n'apprécies pas ses conseils?

- Si, bien sûr. Dans certains domaines ses conseils sont inestimables. Je ne devrais pas oublier cet élément. J'aimerais un jour avoir ta sagesse.

- Socrate disait que la plus grande sagesse est de savoir qu'on ne sait encore rien malgré tout le savoir et les connaissances accumulées, et que la plus grande ignorance est de croire qu'on sait alors qu'on ne sait encore rien. Laisse-toi faire, laisse-toi guider, profites-en. Jusqu'ici tu as un peu vécu en sauvage. Vivre au palais te permettra d'apprendre à mieux te mettre en lien avec les autres. Je ne crois pas que le côté directif de Circé soit un problème. S'il y a un problème, il est ailleurs. Trouvons-le ensemble.



Circé sous-estime notre intelligence...



- Père, parfois j'ai l'impression que Circé essaye de me manipuler. Elle sous-estime notre intelligence.

Mon père a un grand sourire.

- Tu vois, toi aussi tu vois clair quand tu t'y mets. Circé est influencée par son métier tout comme nous. Elle est régisseuse de trois domaines, et elle a parfois tendance à traiter ses proches comme un domaine supplémentaire à gérer. Elle est encore toute jeune. Elle a déballé le grand jeu pour me recevoir. Parce-qu'elle a des dons de magie - tu sais combien je suis sceptique au sujet de la magie, tout est seulement question de psychologie - elle pense pouvoir régir la vie de tout le monde y compris la tienne. Le problème n'est pas la question de la manipulation. Je crois qu'elle n'en a même pas conscience. Malgré le fait qu'elle a des projets dans lesquels tu joues un rôle, je crois qu'elle comprend bien que c'est de ta vie qu'il s'agit, et que tu es le seul maître de ta vie. Elle te respecte infiniment. Sven, je crois que le vrai problème c'est qu'elle sous-estime notre intelligence, surtout la tienne! En diplomatie cette sous-estimation serait un avantage considérable pour nous. Mais on n'agit pas envers les proches qu'on aime comme envers des étrangers. C'est à nous de lui en faire prendre conscience. Essayons l'humour, cela fonctionne toujours. Ah ces Toscans! Insupportablement arrogants, toujours à croire qu'ils sont le nombril du monde, toujours à échafauder des plans et à conspirer! C'est plus fort qu'eux!

- N'oublies pas qu'à partir de mon adoption, en Toscane cela sera à un Toscan que tu parleras. Tu viens de me dire qu'il ne fallait pas opposer les familles?

On attrape un franc fou-rire. Cela fait du bien. Les moments passés avec mon père sont toujours des moments de bonheur intense, il y a une complicité incroyable entre nous.

- En tout cas, fils, je suis heureux de ton analyse des choses. Heureusement je crois que je n'aurai même pas besoin de défendre tes intérêts lors du conseil de famille: ils t'aiment trop pour faire quoi que ce soit en ta défaveur. Et toi, si tu ressens le moindre problème avec Circé, tu dois en discuter franchement avec elle. On a toujours intérêt à parler franchement avec ceux qu'on aime. Tu as encore d'autres questions?

- Mon adoption ne doit pas signifier que je vais adopter leurs croyances. Je les comprends, je les respecte, ils ne sont pas moins justes que nous dans l'approche de la Transcendance. Ils sont simplement autres. Mais comme toi je suis Chrétien gnostique et je désire le rester.

- Rassure-toi, ils ne comptent rien te demander là-dessus. Ils t'aiment comme tu es. Au contraire, je peux te confier un secret, tu ne diras pas que je te l'ai dit. Ils sont en train de restaurer l'église romane du village. Parmi tous les travaux qu'ils prévoient de te donner il y a des mosaïques dans l'abside de l'église et sur son sol. Ton adoption sera finalisée par un Te Deum dans l'église inachevée. Le curé du village a accepté un double culte dans l'église: celui des Catholiques et le nôtre. Le Te Deum sera célébré par les Catholiques, dans le village ils le sont tous. Ils t'ont déjà créé toute une légende, ils sont contents d'avoir enfin à nouveau un chrétien au palais. Le fait que tu sois chrétien arrange tout le monde.

- C'est inutile d'essayer de leur expliquer que le christianisme gnostique n'est pas une religion...

- Le curé comprend, c'est un lettré. Pour les villageois tu es catholique, et c'est bien ainsi. Le curé t'acceptera à la communion, c'est important pour eux... Sven, de ton côté il y a une chose que tu dois bien te mettre en tête: les Salvati te respectent infiniment plus que tu ne te l'imagines... Là c'est toi qui les sous-estimes.

On continue de se promener en silence, profitant de la beauté de la forêt et de la présence l'un de l'autre. C'est incroyable comment mon père peut me calmer, me pacifier, me rendre la sérénité. Il me révèle tout ce qu'il y a de meilleur en moi. Je me sens détendu et heureux. J'aime l'odeur des cyprès et des pins parasols. Après un temps mon père reprend la parole:

- Maintenant il y a une autre chose dont on va te parler. Tu auras du temps pour donner ta réponse. Ta nouvelle famille va te demander un service très important. Tu dois voir ce projet comme un cadeau que tu leur offres, pour leur prouver ta gratitude. Là encore je te conseille de dire oui à leur projet. Je ne t'en parle pas plus, c'est Morgane qui t'abordera à ce sujet. Mais il est grand temps de te parler de la famille des Salvati... En fait je devrais plutôt dire désormais de la famille Adlersfeldt-Salvati, puisque grâce à ton adoption les deux familles seront réunies. En comprenant certaines de leurs règles tu verras pourquoi cela ne pose pas de problèmes d'accéder à la demande de Circé... et de Lorenzo!

- Pourquoi alors est-ce à Morgane de m'en parler?

- Parce qu'elle aussi est impliquée dans le projet. D'une certaine manière elle est la première concernée. Tu accepteras plus facilement la chose si c'est elle qui te l'explique. Patience. Parlons des règles.

Je rigole:

- Toi au moins tu mets les cartes sur table... Je t'écoute en gentil fils très attentif.

À son tour mon père rit et me regarde avec tendresse:

- Fils, arrête de faire le fayot, tu n'en a vraiment pas besoin, tu occupes déjà tout mon cœur!

- Père, c'est juste une manière de te dire que j'aimerais tant te voir plus souvent... Tu m'as terriblement manqué!

- Bien enregistré. Maintenant écoute-moi en gentil fils très attentif...









Commentaires

Articles les plus consultés