16.19. Les enfants fleurs

Début de l'histoire...


- Les parents de Circé et de Morgane, ainsi que moi, nous avons vécu les années hippies. Le mouvement hippie prônait un retour à la nature et à l'écologie. Il contestait le matérialisme et le consumérisme des sociétés industrielles. Il trouvait les guerres absurdes. Un de ses slogans était: 'faites l'amour, pas la guerre'! Il rejetait les valeurs associées à la réussite professionnelle, au mariage et aux classes sociales. Il aspirait à une fraternité nouvelle et à l'élaboration d'une contre-culture. À cette époque on ne se disait pas hippie mais enfant fleur ou encore "le peuple superbe". On cherchait à réaliser des communautés idéales. Des choix différents furent opérés pour construire ces communautés: à un extrême il y avait les communautés libertaires, à l'autre il y avait des communautés assez hiérarchisées se basant sur des théories New Age.

- Ah oui, c'est d'une de ces sectes New Age que je proviens?

- Disons que tu viens d'une de ces communautés qui ont mal tourné. La plupart des communautés ont d'ailleurs disparu, à part celle bien connue de Christiania. On refusait la domination de l'un sur l'autre, d'où le type d'éducation que je t'ai donnée. On était pour le 'self government' et l'autogestion.



hippies, enfants fleurs, communautés, amour, amour libre, liberté sexuelle, émancipation sexuelle,
'On portait des fleurs dans les cheveux...'
Dessin et aquarelle © Eric Itschert.

Époque hippie: portrait de Max Born
jouant le personnage de Giton dans le 'Satyricon' de Fellini (1969). 



On portait des fleurs dans les cheveux. On se battait pour l'émancipation sexuelle. On était pour la liberté sexuelle, le libre choix et l'amour libre. On faisait ouvertement la promotion du plaisir et du sexe, choses considérées jusque-là comme obscènes voir criminelles par tous ces tartufes soi-disant chrétiens. On considérait les relations entre personnes de même sexe comme une expérimentation parmi d'autres, ce n'était plus un tabou. On recherchait le sens de la vie dans des spiritualités qu'on jugeait bien plus authentiques que les pratiques religieuses dogmatiques et étriquées dont on avait hérité. Ici aussi, en Toscane, tes nouveaux parents adoptifs se sont essayés à cette révolution. Malheureusement le mouvement hippie eut ses propres démons, dont celui de la drogue.

- Mes nouveaux parents adoptifs se sont drogués?

- Heureusement non. Mais les choses ont petit à petit repris leur place, les hiérarchies d'antan ont repris une part non négligeable dans la gestion de nos familles. La société prônée par les hippies était impossible à réaliser. Malgré tout, plus rien n'était comme avant. De nouvelles règles et usages ont pris cours dans ces familles d'exception qui sont les nôtres, celles qui ont échappé au rouleau compresseur de la normalisation. Je ne puis te parler de tout cela en une matinée. Je dois me concentrer sur quelques usages adoptés par ta nouvelle famille, car ils sont à connaître pour les mois qui viennent.

Il faut d'abord comprendre d'où l'on venait.

D'une part tu avais le mariage classique, ce qui peut être comparé à la vie en couple actuelle. Beaucoup de mariages n'étaient pas liés à l'amour. Un bon nombre de mariages étaient arrangés. Le sexe non plus n'était pas lié à l'amour car pour la société il avait un but purement utilitaire: la procréation. Et en dehors du mariage rien n'était permis. C'était quand-même incroyablement absurde que les religions chrétiennes censées prôner l'amour le désolidarisaient du plaisir et du sexe! Cela a donné des monstruosités de duplicité et de perversions tenues cachées sous le couvercle bien fermé de la respectabilité et de la moralité. Le mariage lui-même était un contrat pensé par une société patriarcale, où la femme n'avait rien à dire et était réduite à être un objet, une esclave légalisée. En fait on 'prenait femme' comme on achetait une vache ou une chèvre, avec la bénédiction des Églises qui trop souvent haïssaient les femmes et leur commandait de se taire. Le contrat de mariage était comme un titre de propriété du mari sur sa femme, or je te rappelle que nous contestions toute propriété et tout pouvoir de l'un sur l'autre.

Tu comprends bien que nous nous sommes révoltés contre cette société où il n'était jamais question d'amour et où le sexe était tabou. À l'époque on est parti sur de nouvelles bases. Le mariage était considéré comme une institution bourgeoise et obsolète. En prônant l'amour libre, on prônait l'éducation des enfants par toute la communauté.

- Père, j'ai connu! C'était horrible! Avoir toutes les mères et tous les pères c'était n'en avoir pas un seul! Ne me dis pas que c'est cela l'idéal des Salvati?

Mon père rit:

- Bien sûr que non, fils, laisse-moi continuer. Finalement les communautés hippies finirent par commettre les mêmes erreurs que celles qu'elles reprochaient aux institutions traditionnelles: le sexe fut désacralisé, il fut pratiqué sans amour comme un simple exercice physique. Il y eut des communautés libertaires où les préférences, les inclinations et les couples formés par l'amour étaient mal vus, voir interdits! Tout le monde devait pouvoir avoir des relations intimes avec tout le monde. Autrement dit, de nouvelles aberrations remplaçaient les anciennes, l'amour était une fois de plus banni et Éros insulté.

Alors quelques-uns d'entre nous, revenus de ces expériences malheureuses, voulurent inventer une troisième voie. Les autres en sont revenus aux ornières habituelles.

Je ris:

- Les ornières habituelles de "tu es à moi", ce n'est pas de l'amour. "Tu m'appartiens", ce n'est pas de l'amour. "Je suis jaloux", ce n'est pas de l'amour...

- Tout à fait juste. On a du repenser la notion de couple et de fidélité.  Tous ces imbéciles qui se croient "fidèles" parce qu'ils ont vécu en couple monogame pendant quelques années, ils n'ont pas la même notion de fidélité que nous! Je t'aime, je te suis fidèle pendant trois ans, je ne t'aime plus, je t'abandonne; j'aime une autre personne pendant deux ans, je lui suis fidèle, je ne l'aime plus, je l'abandonne; je n'appelle pas cela de la fidélité, et encore moins de l'amour! Ils ne savent pas ce que c'est que l'amour! Ils confondent sentiment amoureux et amour. D'autre part, aimer plusieurs personnes à la fois est vu comme un problème, alors que les choses pourraient être tellement simples, sans mensonges et sans souffrances. C'est la thèse de ceux qui prônent actuellement le polyamour (1). Bref, plus de quatre mariages sur dix ratent de nos jours. Sans parler des souffrances pour les enfants des familles recomposées! Ici encore, être trimbalé de domicile à domicile c'est en réalité ne pas avoir de vrai chez soi. Les parents contemporains pensent à leur propre confort, ils ne réalisent pas un seul instant tout ce qu'ils font subir à leurs enfants! Je suis chez mon père, je veux relire ce beau livre, merde il est chez ma mère! Je veux visiter ma voisine, zut je dois attendre une semaine! J'ai difficile avec un frère, zut j'hérite d'une sœur encore plus crétine que mon frère biologique.

Je ris, voyant parfaitement le tableau.

- Mais alors, quelle solution la famille des Salvati a trouvée?

- Ta famille d'adoption a revu la notion de fidélité. Être fidèle c'est ne jamais quitter ceux à qui on a dit un jour: je t'aime. Si on les quitte, c'est qu'on ne les aimait pas réellement, c'est qu'on a parlé avec légèreté. Je dis bien "ceux" et "les" au pluriel. Car doit-on aimer une seule personne dans toute sa vie? Ils ont choisi d'aimer sans exclusivité.

- Mais est-ce que cela ne risque pas d'aller dans tous les sens? Jean qui aime Pauline et Giacomo, Pauline qui aime Jean et François, François qui aime Pauline, Céline et Sophie...

- En effet, d'où les nouvelles règles de ta famille d'adoption. Tu as remarqué que dans ta famille d'adoption il y a une certaine liberté sexuelle?

Je rougis, en repensant à tout ce que j'ai fait à Morgane pas plus tard que ce matin, mais aussi aux délicieux massages de Circé et au bisou donné sur sa bouche.

- Euh, oui, indubitablement...

- Et pourtant il y a des règles ou des usages si tu préfères. Ces usages tempèrent cette liberté sexuelle que la famille des Salvati a faite sienne. En gros pour le moment tu dois retenir ceci:

  • On forme une communauté même si on l'appelle famille.
  • Toute relation intime en dehors de la communauté est interdite. Si on tombe amoureux de quelqu'un en dehors de la communauté, on doit l'introduire au palais, il doit en fouler le sol. En réalité c'est le faire accepter par la communauté.
  • On ne se permet de relations intimes qu'avec ceux qu'on aime, si l'amour est partagé et si l'autre le désire aussi. Ici une parenthèse: quand il est écrit 'ceux qu'on aime', c'est l'amour qui prime et non le fait d'être amoureux. Cela va au-delà du couple amoureux. Si tu éprouves de l'amour pour un membre de la communauté, le sexe est un moyen pour lui exprimer ta tendresse quand les autres moyens ne suffisent plus.
  • On n'a pas de relations intimes avec ceux qui ont ou ont eu autorité sur nous ou qui sont de notre parenté biologique. Rassure-toi, Circé n'a pas d'autorité sur toi, même si elle aime te commander, et Morgane n'a pas de parenté biologique avec toi, même si elle te ressemble comme une sœur jumelle...

Je soupire:

- Ce n'est pas facile d'entrer dans l'âge adulte. Et moi qui voulais simplement me laisser guider par mon amour pour Morgane et mes intuitions...

- Mais ce n'est pas du tout incompatible avec les usages de ta nouvelle famille. Si tu y réfléchis bien, ces usages sont juste une question de bon sens, non? Et quand tu dis que tu veux suivre tes intuitions tu as parfaitement raison!

- Moi je suis amoureux de Morgane, cela me simplifie les choses, non? Je n'ai pas besoin de relations intimes avec d'autres personnes... même si j'ai adoré les massages bouleversants de Circé.

Mon père rit:

- Moi c'est encore plus simple: je n'ai jamais dû mettre ce genre d'usages en pratique, étant resté indécrottablement célibataire après un amour de jeunesse... Mais toi, tu ne devrais peut-être pas prendre des positions aussi catégoriques? Si les massages de Circé sont si bons, pourquoi ne pas lui permettre de continuer et même d'aller plus loin? N'oublies pas qu'un des tenants du blason des Salvati est un faune, dans sa version la plus récente.

J'élude les questions de mon père. Je rode une technique jésuite tout en riant et en secouant la tête en signe de dénégation, car mon père n'est pas dupe. Je réponds à ses questions par une autre question.

- Mais... cela veut dire que Morgane, en prenant deux amants sans qu'ils n'aient jamais touché le sol de la villa, n'a pas respecté les règles?

- Non, en effet. Et tu vois, elle est toujours là, elle n'a pas été bannie ni rejetée. L'amour pardonne, ne t'en fais donc pas trop. Disons que ces règles seront ta boussole... Sven, tu n'as toujours pas répondu à mes questions?


Je secoue à nouveau la tête, c'est ma manière à moi de dire que je n'ai pas envie d'en parler parce-que je ne vois pas clair en moi. C'est un geste qui trahit mon embarras et mon indécision. Il vient de mon enfance, quand une mèche de cheveux me barrait la vue. Je la rejetais en arrière d'un mouvement de tête. Maintenant je n'ai plus ce problème mais j'ai gardé le tic, qui ne ressort que quand je me sens en difficulté. Mon père sourit et passe sa main dans mes cheveux en une caresse pleine de tendresse.

- Il leoncino ne désire pas sauter cet obstacle aujourd'hui. Cela sera pour un autre jour, quand il sera prêt...

Je sursaute. Il vient de m'appeler il leoncino... Fait-il appel à mon courage? Suis-je une fois de plus dans la peur? J'ai tant de choses à apprendre...



Quand la cloche sonne, mon père et moi sommes arrivés au porche.

- Père, je voudrais être assis à côté de toi ce midi!

- Un vrai gamin! Je demande qu'on fasse le nécessaire si tu veux bien arrêter de m'entourer de tes bras. Je ne sais plus avancer à cause de toi.

Je ris:

- D'accord, en échange d'un bisou je te libère.

Mon père s'exécute de bonne grâce, je ferme les yeux pour mieux sentir son eau de toilette et la douceur de son bisou. Un frisson délicieux parcourt ma colonne vertébrale, je retourne un instant en enfance, où les choses étaient si simples...



(1) Lire aussi à propos du polyamour l'article dans 'Psychologies'.






Commentaires

Articles les plus consultés