16.34. L'initiation


Un jeune homme masqué me fait entrer dans une sombre grotte.
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Début de l'histoire...

Sven


L'initiation, le noir.


Je suis le premier à devoir suivre l'initiation. Un jeune homme masqué me fait entrer dans une sombre grotte. Il me tient des paroles étranges:

- Deux tons et une couleur. Le noir, le blanc et le rouge. Ta première épreuve passe par le noir. Je te conseille de ne pas lâcher cette fine corde de ta main: en la lâchant tu te perdrais irrémédiablement! Mais quand tu verras un tunnel avec au loin la lumière blanche du jour tu n'hésiteras plus à lâcher la corde et tu te dirigeras vers la lumière. Car tous nous sommes enfants de la Lumière, et tous nous sommes appelés à la rejoindre.


Je dois trouver mon chemin par moi-même, en tâtonnant dans le noir. J'arrive dans une première pièce éclairée par une bougie, elle éclaire un tableau où il est marqué 'L'artigiano' et je souris car c'est le même nom que celui du café en face de l'école.


L'artigiano (l'artisan), © Eric Itschert.



Le tableau est étrange, l'artisan semble travailler à une table mais on ne sait pas exactement ce qu'il y fait. La table ne possède que trois pieds visibles, le quatrième est caché. Sur la table il y a une coupe, deux plumes et trois sphères. L'artisan tient un bâton en main. On ne sait pas trop si au bout du bâton il y a du feu ou si le feu provient d'un athanor au fond de la pièce. L'alambic est étrange car son sommet ressemble à un œuf, et le feu est d'une sorte particulière, comme vivant. Au fond de la pièce est un serpent dessiné au mur, il forme un cercle et se mord la queue. Il y a une ouverture sur la nuit, un doux paysage verdoyant, un fleuve traversé par un homme debout sur une barque et tenant une longue perche, et la lune croissante. Je photographie le tableau dans ma tête, on ne sait jamais...

Ensuite je replonge dans les ténèbres totales. J'arrive à une deuxième pièce un peu plus grande que la première, éclairée par trois torches cette fois. J'ai un choc: il y a des crânes humains entassés dans une niche et des ossements dans une autre. C'est un ancien ossuaire. Sur un mur est écrit à la craie: 'Ainsi disparaît la gloire du monde!' (1) Je replonge dans les ténèbres. Cette fois le chemin me paraît particulièrement long. La présence de la corde dans ma main me rassure. Enfin je débouche dans une immense salle, merveilleusement éclairée. Elle est splendide. Elle est pourvue d'immenses stalactites et stalagmites qui forment comme de délicates dentelles de pierre. La salle scintille comme si elle contenait une myriade d'étoiles. Des gouttes d'eau tombent et brillent le temps d'un éclair, on dirait des étoiles filantes. Une grande peinture représentant un ange orne un mur de la salle. Au-dessus de la tête de l'ange est écrit en grec byzantin approximatif: 'O Agios Aggelos'. Je reste un petit temps pour admirer la beauté de la salle, sidéré. Je suis sur une sorte de chemin. Je suis la corde, et m'apprête à rentrer dans un nouveau corridor sombre. Mais une autre ouverture m'attire. Au loin je crois apercevoir les reflets d'une lumière blanche. Je lâche la corde et m'enfonce dans cet autre couloir, saisi de crainte: et si j'avais lâché la corde trop tôt? Mais la lumière blanche m'appelle. Je suis prêt à quitter toute sécurité pour elle.



L'initiation, le blanc.



Je débouche à l'air libre, la lumière m'éblouit. Je dois m'y habituer et découvre une clairière verdoyante. Un tableau représente une coupe, la coupe plane au-dessus du monde et l'intérieur de la coupe n'est que Lumière. Il y a des âmes qui sortent de la coupe et d'autres qui y entrent. Celles qui en sortent descendent sur terre et s'y incarnent. Des anges ailés assistent à cet échange. Après avoir détaillé le tableau je constate qu'un cheval blanc m'attend, tenu par un autre jeune homme masqué. Il me dit ces paroles énigmatiques:

- Ne te laisse jamais capturer ni dompter! Bienvenue dans ton retour à la lumière. Que le cheval soit symbole de ta liberté. Laisse-toi mener par lui ou mène-le toi, c'est la même chose: tu arriveras à bonne destination quand tu atteindras l'eau.

Je dois enfourcher le cheval à cru. Je fais corps avec lui, je suis devenu lui. On est un, on galope jusqu'à un petit lac. Je comprends alors le sens des paroles 'c'est la même chose'. Le lac a la largeur d'un fleuve. Un autre jeune homme masqué m'attend sur la rive du lac. Je descends du cheval.  Le jeune homme me dit:

- Regarde le miroir de ce lac. Aujourd'hui il est miroir sombre, demain il sera vagues et écume blanche. Le monde et la vie sont changeants comme l'eau qui glisse sous un pont. L'eau n'est jamais la même. La vie ici-bas est éphémère. Mais il y a la création. La création est une œuvre d'amour, de cet amour qui engendre la vie. Transmettre la vie est un moyen de continuer à vivre, d'une autre manière, sous d'autres apparences. Car le monde des phénomènes est celui des apparences: tu peux les subir ou au contraire en devenir maître. En chantant la beauté tu rendras hommage à sa source, la Lumière dont nous sommes tous issus.
- Tu dois traverser l'eau. Il vaut mieux te mettre tout nu, des vêtements mouillés t'alourdiraient. Tiens, voilà un sac étanche où les mettre. Tu dois l'emmener avec toi. Je te préviens: l'eau est très froide. Ne traîne pas.

Je suis les ordres, l'eau est glaciale. Mais j'ai de la résistance: quand j'étais petit on avait l'habitude de se plonger dans un lac au Danskmark, même en plein hiver. Je suis à moitié rassuré quand je constate qu'une barque me suit. Je deviens poisson, mon sang se refroidit petit à petit. De l'autre côté du lac, le conducteur de la barque aborde et me donne un essuie. Je dois remettre mes vêtements et monter une petite colline. Le garçon masqué m'accompagne. Au début je claque des dents mais la montée me réchauffe. Au-dessus de la colline m'attend un paysage superbe... et des ailes faites de métal, de cordages, de cuir et de toile. Le garçon me dit ces énigmes:

- Tu ne replieras pas tes ailes pour franchir les portes, et sur leur seuil tu ne courberas pas la tête.

Je sais comment m'accrocher aux ailes et comment faire pour les diriger et planer. Après avoir vérifié deux fois mon arrimage comme appris durant mon stage, je me lance dans le vide. Je crie de joie et d'excitation. Je hurle ma liberté un instant retrouvée, elle est un baume. Je profite pleinement de l'instant défendu, jamais Circé ne m'aurait permis une pareille aventure. Je deviens oiseau, je ne dois plus rendre de comptes à personne. Tant pis si je meurs maintenant, je me sens tellement détaché de tout... Est-ce cela mourir, laisser derrière soi tout ce qui n'est pas soi? Je vois quelqu'un qui me fait signe sur une colline en face de moi. Je plane jusqu'à lui. Toucher le sol et retrouver la pesanteur est une souffrance.



L'initiation, le voyage.



L'homme masqué qui m'attend me donne un sac. Dans le sac il y a une carte détaillée de la région, un carnet, un compas de réduction (2), un compas à quart de cercle, du matériel pour écrire et dessiner, et un papier plié de telle manière qu'il forme un carré. Je dois passer par cinq lieux où il y a chaque fois une bâtisse avec des fresques remarquables. Je dois visiter la bâtisse, chapelle, église, palais ou maison. Je dois réaliser des croquis et prendre des notes sur le magnifique grand carnet relié de cuir. Je l'ouvre avec admiration. Certaines pages blanches sont dépliantes. Le papier est raffiné, je reconnais les caractéristiques du papier fait de coton.

- Artisan fresquiste tu n'auras aucune demeure et tu les auras toutes car tu les marqueras de beauté. Ne t'attaches pas trop à une demeure particulière car aucune ne serait renfermer ton secret ni abriter ton attente.

Après suit une très longue marche...
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- Le sac et tout ce qu'il contient est pour toi. Il t'es offert par ton cercle. Sur la carte il y a des signes mystérieux, n'essayes pas encore de les décrypter. On te les apprendras plus tard. En plus des notes et des croquis tu dois réaliser un dessin détaillé d'un fragment d'une fresque au choix. Un seul. Quand tu visiteras un lieu tu devras faire viser ton carré, il sera marqué d'un cachet et d'une signature comme preuve de ton passage. Tout ceci doit te préparer au jour où tu deviendras compagnon.

Après suit une très longue marche, elle dure des heures. Je visite les lieux, je fais viser mon carré, j'exécute des notes dans mon carnet. Dans un village je mendie à boire, ils sont gentils et m'offrent du vin mélangé à de l'eau. Le soir j'arrive à une petite cabane, il y a quatre paillasses. J'ai une faim de loup, je n'ai plus mangé depuis le petit-déjeuner. Un jeune homme masqué me donne un breuvage chaud très nourrissant puis me recommande de me reposer. Épuisé je m'endors. Je fais des rêves très étranges.



L'initiation, le rouge.



Quelqu'un me secoue l'épaule et me demande de me lever. J'ai l'impression qu'un siècle s'est écoulé. Sur les paillasses à côté de la mienne je reconnais Fabio, Cesare et Akira: je pousse un soupir de soulagement, il ne leur est rien arrivé de fâcheux. Comme moi ils dorment à poings fermés. Le jeune homme me demande de me changer. Je dois mettre un pagne de tissus rouge et des habits faits avec une sorte de papier de soie blanc. Mes chaussures sont remplacées par des sandales en plastique. Le garçon plie soigneusement mes vêtements, les place à côté de mon sac et me fait sortir de la cabane: dehors c'est la nuit pleine. Il me bande les yeux et marche un petit temps avec moi. Je sens la chaleur d'un feu. J'entends le craquement du bois qui brûle. Je prends peur. Le jeune homme m'enlève le bandeau et me cite un extrait du Cinquième Évangile (3): 


- Jésus dit: lorsque vous vous dépouillerez sans que vous ayez honte, que vous ôterez vos vêtements et les déposerez à vos pieds à la manière des petits enfants et que vous les piétinerez: alors vous deviendrez les fils de Celui qui est vivant,  et vous n'aurez plus de crainte.
- Jette tes vêtements dans le feu! Tu peux garder ton pagne.

Je fais comme il m'a demandé. 

- Voici un papier. Inscris-y ton nom civil. Maintenant tu dois sauter au-dessus du feu, et y abandonner ton papier.

J'ai de plus en plus peur. Je n'ai que mon pagne et mes sandales pour me protéger des flammes. Je finis par m'affoler. Le feu est une de mes hantises, j'en ai toujours eu une peur panique. Je secoue la tête dans un va et vient de plus en plus nerveux. J'ai des larmes de rage, honteux de ma terreur. Arriver si près et échouer à la dernière épreuve? Je prends mon élan. Je saute. Je reçois plusieurs seaux d'eau glaciale sur moi, je me pisse dessus de frayeur. J'ai eu un instant l'impression d'être léché par les flammes. J'ai pris la morsure du froid pour celle du feu. Au moment où je saute, d'autres seaux d'eau sont jetés sur mon trajet, me facilitant le passage. Je jette le papier, il vole plus loin et prend feu.

- N'est-ce pas nu que tu es sorti du ventre de ta mère, et lorsque Dieu t'a créé, n'est-ce pas nu qu'Il t'a façonné? Nu tu es né, nu jusqu'aux os blanchis par le temps tu finiras. Tout passe, rien n'est éternel. Le temps est comme le feu qui brûle tout. Aussi belles que soient tes créations, aussi connu que soit ton nom, n'en tire jamais vanité!
- Tourne-toi vers le feu et regarde ce qu'il reste de tes vêtements et de ton nom: des cendres!

Un temps passe. Devant j'ai trop chaud, mais mon dos et mon pagne sont trempés. Derrière j'ai froid. Des voix reprennent dans mon dos:

- Bravo, tu as réussi ta dernière épreuve physique! Quel est ton nom maintenant?
- Je n'en ai plus, il a brûlé.
- Bien, contourne le feu, à l'endroit où tu as pris ton élan il y a un essuie. Sèche-toi. Je te conseille d'enlever ton pagne, sinon tu vas attraper froid. Ensuite retourne-toi vers nous.

Quand je suis prêt une voix reprend:
- Cite nous maintenant des qualités et des défauts qui sont tiens...

Alors commence un dialogue, où je me rends compte qu'ils me connaissent assez bien. Ils restent dans l'ombre, je ne vois toujours pas leur visage, je devine seulement des masques. Eux me voient bien, je suis éclairé par le feu. Je me sens particulièrement vulnérable, je suis entièrement nu. Je tremble comme une feuille, j'ai difficile de me remettre du choc reçu tantôt. Je me sens épuisé et je commence à avoir des nausées. Je leur demande si je peux m'asseoir.

- Tiens bon garçon, je sais que ce n'est pas facile pour toi. On n'a jamais initié d'aussi jeunes que toi. C'est de la pure folie! Ils auraient dû te faire passer par l'initiation de base. L'Ancien sera furieux!

Une autre voix résonne, impérieuse:
- Tais-toi, ce qui est fait est fait! Le garçon n'a pas à savoir!

La première voix répond:
- Ce n'est encore qu'un frêle adolescent, qu'est-ce qu'il leur a pris? Bientôt ils les prendront au berceau!

Puis elle reprend avec beaucoup plus de douceur, s'adressant à moi:

- Courage! Tu es presque au bout de tes peines. Tu pourras t’asseoir tantôt. De notre dialogue ressort que tu as un nombre important de qualités. Tu viens de prouver une fois de plus ton courage. Voici un parchemin avec ton nom complet.

Une autre voix reprend:

- Jamais personne n'est arrivé ici alors qu'il avait déjà un nom de peintre. On nous a pourtant dit que tu en avais un. Quel est-il?
- Il leoncino!
- Nous tous ici présent te reconnaissons ton nom de peintre et le confirmons. Tu as vu, on l'a rajouté à tes autres noms sur le parchemin. Désormais ton nom de peintre sera écrit avec une majuscule. On t'a mis aussi un qualificatif: courageux. Pour nous tu seras désormais Lionceau courageux. Sois courageux mais non téméraire! Ton courage est ta force mais pourrait aussi être ta faiblesse.
- Lionceau courageux, tu as retrouvé ton nom, tu es ressuscité!
- Bienvenue parmi nous, tu es des nôtres à présent! Ton parrain est Davide.

Davide vient me tendre mes vêtements et je m'habille près du feu. 
- Viens ici, petit frère! Ma parole, tu as encore froid! Il était prévu que tu refuses de sauter-par dessus du grand feu. Tu as vu: il s'étire en une fine bande à côté. C'était là que tu aurais dû sauter! Tu nous as flanqué une belle frousse!
- Ah bon, ce n'était pas prévu?
- Bien sûr que non! Heureusement on était prêt au pire! Non loin d'ici il y a une source qui alimente un grand bassin, et nos seaux étaient bien remplis. 

Alors Davide me mène de l'autre côté du feu. Il me couvre de ma cape chèrement acquise, me donne mon sac et puis m'embrasse trois fois:

- Bienvenue, petit frère!

Ensuite les autres m'embrassent trois fois à leur tour, en me souhaitant la bienvenue. Je vois enfin mes interlocuteurs: ils enlèvent leur masque un à un, au fur et à mesure où l'on se salue. Ils me donnent leur nom complet. Beaucoup sont de cercles inconnus de moi, ils portent des habits que je n'ai jamais vu. Leurs capes sont légères et colorées. Davide, Michele, Mirko et Yohannes portent une splendide cape de laine grise, la marque du tout nouveau cercle de la Leonessa.  On forme une chaîne ovale en croisant les bras et en se donnant la main. Un de nous prend la parole:

- Depuis que nous existons nous avons cherché sans relâche des moyens pour transmettre notre message aux générations futures. Notre corps est éphémère, seul notre esprit et notre âme sont indestructibles et demeurent. Alors nous nous sommes servis de nos mains, des matériaux et des éléments qui nous entouraient pour conjurer le sort fatal et perpétuer notre esprit. Ainsi les choses visibles servent à louer ce qui est invisible.

Une autre voix reprend:
- Aimer la vie à travers l'œuvre revient à être intime avec le plus secret de la vie.

Davide me passe un papier et me chuchote: à toi de finir! Je cite avec conviction:
- Travailler avec amour revient à se relier à soi-même, à autrui et à Dieu. Reprenons notre voyage, notre apprentissage et nos interrogations, il n'est pas bon de rester trop longtemps en un même lieu. N'oublions jamais d'être toujours unis, solidaires et prêt à aider les plus faibles d'entre nous. Car une chaîne a la force de son maillon le plus faible. Mes frères, rompons cette chaîne par trois secousses.

On rompt la chaîne. Davide me montre une couverture au sol, placée près de lui:

- Dépose ton sac et repose-toi ici, dors un peu si tu le peux. Le trajet du retour sera long. Enroule bien ta cape autour de toi, tu vas voir, elle est géniale! Elle tient bien au chaud. Je te félicite, tu as réussi toutes tes épreuves, et brillamment! Combien ne sont pas restés calés à l'un ou l'autre moment... Et tu es le plus jeune jamais initié! Bon, demain on recevra un sacré savon de l'Ancien mais cela valait la peine, non?

J'esquisse un timide sourire: 
- Oh oui! Merci Davide!



Puis je sombre dans le sommeil. Je me réveille à l'initiation d'Akira. Fabio dort près de moi, je me lève doucement pour ne pas le réveiller. Je rejoins Cesare, resté courageusement debout. Akira, plus posé et plus mûr que moi, refuse calmement mais fermement de sauter. On le fait sauter plus loin et on le félicite pour sa sagesse. Je découvre avec étonnement que lui aussi s'est déjà forgé sa réputation: il possède un surnom de peintre acquis au Japon. Il s'appelle le jeune dragon. Désormais il s'appellera le sage jeune Dragon, lui aussi reçoit un qualificatif. Les qualificatifs ne sont utilisés que lors des cérémonies secrètes, les surnoms de peintres sont utilisés ou non selon les circonstances. Je suis un peu honteux de ma témérité de tantôt... C'est au tour d'Akira de lire le texte que j'ai lu auparavant et on rompt la chaîne.

On marche longtemps dans la forêt sombre. Cesare boîte un peu, il s'est fabriqué une canne en bois pour s'aider. Le ciel est magnifique, plein d'étoiles. La fatigue et la faim me donnent un sursaut de conscience. Davide me donne une gourde d'eau et je bois tellement avidement que je renverse une partie de l'eau sur le chemin. On finit par rejoindre une route où deux cars nous attendent. Un aîné rit avec gentillesse de nous:
- Quels zèbres vous faites! Trois d'entre vous ont sauté par-dessus du grand feu! De vraies têtes brûlées! On était proches du désespoir quand le jeune Dragon vous a sauvé la mise!
- Fabio, Cesare et moi on rit et on remercie d'une seule voix Akira:
- Merci jeune Dragon! Tu as sauvé la réputation de la Leonessa!

Cesare a encore le temps de me confier qu'il s'est un peu brûlé la cheville. Dans le car Michele, devenu le parrain de Cesare, lui soigne et lui bande sa cheville avec tendresse. Cesare le regarde avec curiosité, il semble charmé et en même temps un peu mal à l'aise. Il n'est pas habitué à ce que quelqu'un d'autre s'occupe ainsi de lui. C'est toujours lui qui s'occupe des autres. Heureusement la brûlure est très superficielle. Moi je vais m'asseoir près de Fabio, je me love contre lui et je reçois des bisous dans le cou:

- Tu sens délicieusement bon le petit fauve! J'adore! Et... je me trompe ou tu sens aussi un peu l'urine?
- Fabio, arrête, je me suis pissé dessus! Personne ne doit le savoir! Ils n'ont rien vu.
- Juré, je me tais. Toi au moins tu as eu de la chance! Moi j'ai vomi devant tout le monde! Je n'en étais pas fier!
- Ah bon, toi aussi tu as eu des problèmes?
- Sans compter Cesare, qui s'est brûlé...
- Il n'y a qu'Akira alors qui s'en est parfaitement tiré?

Fabio rit:
- Il m'a raconté qu'il avait tellement peur sur le cheval que ce dernier a dû marcher au pas. Akira a dû se faire accompagner jusqu'au lac!
- Ah oui, c'est vrai, il n'a pas appris à monter à cheval!
- Encore un bisou et je te laisse en paix.
- Arrêtes de me renifler!
- J'adore trop ton odeur, ainsi relevée elle est délicieusement pimentée!

Je ris et je me love encore un peu plus contre Fabio. Je m'endors la tête contre son épaule. Je serre mon sac contre moi comme un trésor chèrement acquis...



Le dimanche



Comme prévu, le dimanche matin Davide et ses trois comparses se font savonner la tête par l'Ancien. Nous on dort, on récupère. Le temps de piquer une tête dans la piscine à onze heures on se retrouve tous un peu plus tard dans la salle de jeux. Davide nous rassure: les remontrances étaient pour la forme, en réalité l'Ancien jubile.

- Il a pris le mors aux dents, ma parole! Il veut que nous instituions notre cercle ce midi encore! Bien, surtout retenez ceci: nous les stagiaires sommes vos parrains secrets, personne ne doit savoir en dehors des initiés. Cela ne doit apparaître nulle part, jamais, même pas à l'intérieur des cercles, puisque tout le monde n'y sera pas nécessairement initié. On pourra vous aider et vous conseiller discrètement, mais jamais vous donner d'ordres. Cet équilibre fragile a été voulu par nos Anciens. Akira, veux-tu qu'on t'appelle désormais le jeune Dragon?
- Non, je ne préfère pas. Si je suis reconnu au Japon, je n'ai pas encore fait mes armes ici. Tout le monde se demanderait en quel honneur j'aurais changé de nom, et après avoir réalisé quelle oeuvre maîtresse?
- Tu es vraiment un modèle de sagesse!
- Ne flatte pas ton frère!

On rit. Davide reprend:
- Dès ce jour c'est toi Lionceau qui nous commande, et Fabio en ton absence. Qui est ton troisième?
- Cesare. J'ai une suggestion à faire. J'aimerais qu'à l'intérieur de notre cercle on puisse quand même appeler Akira jeune Dragon. Le monde n'a pas de frontières, on leur expliquera si nécessaire. Akira, ta modestie est telle que même moi j'ignorais ton nom de peintre. Tout le monde est d'accord?

Tous placent la main en équerre paume vers le bas en guise d'accord. Ce signe nous sert à beaucoup de choses. Davide reprend:
- Voici votre broche d'initié. Elle est discrète mais en or, ne la perdez pas. Vous devez la mettre sur votre cape, comme ceci, en haut à gauche. C'est le côté du cœur et de l'intériorité. Vous en aurez une seconde à mettre sur votre uniforme, aussi en haut et à gauche. Les deux ailes signifient que vous avez reçu la plus haute initiation. Ceux qui ont reçu l'initiation de base portent un rameau d'olivier. Capo, je crois que tout est dit, on est maintenant à tes ordres.
- Bien, je crois qu'on peut aller faire rouvrir la salle des cercles et y prendre notre premier repas. Davide, vas dire à l'Ancien qu'on est prêt. Fabio, tu as notre clé?
- Oui capo!

On se présente en procession et vêtu de nos capes devant la porte de la grande salle. L'Ancien nous précède, accompagné du concierge qui soudainement revêt un autre aspect que nous, étudiants, ignorions: il devient Maître des Cérémonies. Il ouvre la procession, muni d'un bâton qu'il frappe régulièrement contre le sol. L'Ancien le suit, puis moi, puis Davide. Le Maître des Cérémonies lance solennellement:
- Les trois clés, amenez les trois clés pour ouvrir la porte!

Alors je remarque qu'il y a neuf serrures sur la porte. Il suffit d'en ouvrir trois pour déverrouiller l’accès aux salles.

L'Ancien présente sa clé, puis moi la mienne et Davide la sienne. Trois serrures sont ouvertes, puis un sceau apposé sur une cordelière de fermeture est brisé, et un nœud défait. La porte est ouverte toute grande, et on entre dans la salle des repas. L'Ancien clame:
- La table du fond! C'est celle-là que la Leonessa occupera désormais, en vertu de nos anciennes règles!



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Au-dessus de la table il y a une bannière,
c'est celle de la Confrérie...
© Eric Itschert



On se place debout à la table centrale, celle du fond. Au-dessus de la table il y a une bannière, c'est celle de la Confrérie réunissant les trois cercles d'étudiants. L'Ancien clame en regardant vers nous:
- Je proclame ce jour comme celui de la renaissance de la Confrérie des Cercles de l'École d'Art de Florence!
Ensuite il répète ces paroles face aux trois autres points cardinaux.

Davide sourit et me confie à voix basse:
- Je comprends maintenant où ce fin renard voulait en venir! Ton cercle, pardon, notre cercle devient le premier. C'est un geste politique: on ne peut pas lui reprocher de désavantager les Florentins puisqu'il y en a parmi nous. Les Toscans seront contents, la majorité des leurs sont dans la Leonessa. En même temps placer notre cercle en premier souligne l'ouverture de l'école sur l'étranger. Quel coup de Maître!

L'Ancien se place debout à ma droite, mon second à ma gauche. Une clochette est à portée de main. L'Ancien me souffle comment faire.
- Un coup et tu cites un article du règlement. Un coup et tout le monde s'assied. Un coup et le personnel sait qu'il doit venir servir les tables. Un coup pour desservir, plus personne ne peut continuer à manger. Un coup pour le dessert et le café. Un coup pour la lecture du Prologue de l'Évangile de Saint-Jean, tout le monde doit se lever et se mettre à l'ordre. Un coup pour la mise en récréation. Cette unique fois je te dicterai les moments, après c'est toi qui devra rythmer les repas. D'ailleurs c'est la seule fois où je suis admis ici, pour la réouverture solennelle des salles. Ensuite il me sera interdit d'y entrer. En temps de fête tu dois utiliser sept fois la cloche, comme je te l'ai indiqué, en temps normal tu peux simplifier.

Alors je sonne le premier coup. Je lis un article du règlement:
- Article trois: à table comme dans toute la vie communautaire, on doit respecter la liberté de conscience de chacun et éviter de faire prévaloir ses opinions en toute matière qui ne soit pas professionnelle.

Je sonne le deuxième coup, on s'assied. On n'est que neuf, tout se fait dans un parfait ensemble. Au troisième coup je suis très étonné: un personnel nombreux vient nous servir. l'Ancien nous a prévu un repas de rois! Il m'explique comment mon second doit régler le calendrier des repas de mon cercle. Les heures d'ouverture sont des données fixes. Mais pas les dates. Je peux donc prévoir un repas pour les internes n'importe quel soir de la semaine. Notre caisse est bien fournie, les fonds ne sont pas un problème. On pourra enfin de temps en temps quitter le sinistre réfectoire de l'internat. Mon second doit remplir notre colonne du calendrier mois par mois. Il y a une colonne par cercle. Si on prévoit une conférence ou une activité dans l'autre grande salle on doit aussi la réserver. J'explique la tâche à mon second. Le repas est délicieux, tout se déroule comme sur du papier à musique. Je demande à l'Ancien:

- Comment Enzo va-t-il prendre la chose?
- Rassure-toi, il est dans le secret de mon projet et l'a très bien pris. Il a appris à t'apprécier. Je crois que ses soucis ne viennent plus de toi, mais de Bernardo. Rome a toujours été en concurrence avec Florence. Cela ne vaut pas que pour nos écoles d'art, mais aussi pour les universités! Enzo a suffisamment d'ascendant sur ses troupes pour faire respecter les règlements. Car, dois-je le préciser, on doit ce nouvel ordre aux règlements et non à une intervention quelconque de ma part...

On rit.

À la sortie du repas l'Ancien remet solennellement sa clé des locaux au concierge, c'est ce dernier qui désormais en sera le responsable...

La fin de l'après-midi on se replonge dans nos études...




 (1) L'utilisation de cette locution latine remonte au moins au XIIIème siècle. Elle était utilisée lors de la cérémonie d'intronisation d'un nouveau pape. Un moine se présentait par trois fois devant ce dernier pour brûler à ses pieds une mèche d'étoupe et lui annoncer: "Sancte Pater, sic transit gloria mundi".

 (2) Le compas de réduction permet de prendre des distances qui soient dans un rapport voulu avec les distances données.

(3) Les Chrétiens gnostiques considèrent qu'il y a cinq Évangiles, le cinquième étant celui de Thomas.
















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