16.38. L'incendie


Début de l'histoire...



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L'incendie



Il est sept heures du matin quand on se réunit pour un petit-déjeuner frugal. J'ai mis mes habits favoris, tout blancs. Soudain une sirène lugubre retentit. Je ne l'ai jamais entendue, j'interroge père: 

- Babbo, c'est quoi? 

Je vois une immense frayeur dans ses yeux: 

- C'est une alerte incendie! Oh mon Dieu! Regardez en haut des montagnes! 

On lève tous les yeux vers le nord-est, et on voit nettement des flammes et des nuages de fumée lécher le sommet des montagnes. Le feu semble gigantesque! Au même moment le majordome m'appelle, je dois prendre le téléphone. C'est l'ancien régisseur qui sonne du village. Je lui dis de rester où il est, et de préparer des cartes d'état-major de la région. Je sais qu'il en a plusieurs jeux. Toutes nos communications avec Forli et Faenza sont coupées. Père et mère semblent totalement désemparés. Ils ont connu un abominable incendie dans le passé, c'était lors de la dernière guerre. Il y eut un grand nombre de morts, et des trésors entiers d'architecture ont disparu dans les flammes en quelques jours. Deux gardiens du palais sonnent à leur tour l'alerte au moyen de grandes cornes. J'ordonne qu'on me selle trois chevaux. Je monte sur ma jument blanche, Cesare reçoit un étalon noir et Fabio la jument de Morgane. Père nous supplie: 

- Prudent les garçons. Il vaut mieux rester en vie plutôt que de défendre des biens! 

- Promis babbo! 



On galope à bride abattue jusqu'au village. Le chef des pompiers est sur la place de l'église et donne ses ordres. Toute la population masculine du village est mise au travail. Ensuite le chef des pompiers vient chez le régisseur et me rend compte des premières dispositions prises. 

- L'incendie ralentit sa course: le versant ouest de la montagne est à l'abri du vent et ne possède presque pas de végétation. Au pied de la montagne on a prévu de l'élagage et des contre-feux, ainsi que dans les clairières coupe-feu. Heureusement il y a un peu partout des bornes d'incendie, elles sont reliées aux deux retenues d'eau. Mais tout le danger vient du Col du Faucon. Il y a une coulée d'arbres qui descend d'une seule traite du sommet du col jusqu'à la vallée. C'est une de nos deux réserves naturelles arborées, qui permet la libre circulation des animaux sauvages d'une forêt à une autre. C'est là que j'ai envoyé par la route deux de nos trois camions, car c'est notre talon d'Achille. On a un autre problème! On n'a plus beaucoup d'eau. J'ai voulu appeler Florence pour des renforts mais avec la ville aussi les communications sont désormais coupées. 

Si le chef des pompiers semble plutôt calme, je lis une même frayeur dans les yeux du régisseur que dans ceux de père. Fabio, Cesare et moi on décide d'aider un groupe qui va se déployer à un deuxième endroit d'où les flammes descendent dangereusement de la montagne. 

Toute la journée on lutte. On finit par vaincre le feu à l'endroit où on s'est rendu, aussitôt on va rejoindre l'autre groupe qui lutte à mi-chemin du Col du Faucon. Le chef des pompiers est très inquiet: il n'y a plus d'eau dans la retenue haute, la retenue basse est presque vide. La dernière turbine de la centrale électrique basse s'est arrêtée. Pourtant le feu finit par ralentir sa course, on l'a presque maîtrisé. Soudain une des filles du régisseur nous rejoint et s'adresse à moi: 

- Papa veut vous parler. Seulement à vous! 



Le secret des sources



Je retourne au village. Le régisseur m'attend, Fabio et Cesare sont priés de rester à la porte. 

- Jeune maître, c'est le moment de vous transmettre le secret des sources. On ne dit pas les sources. Seul votre grand-père savait, moi ensuite et maintenant c'est à votre tour de savoir. Ce secret sera votre force, personne d'autre ne doit être au courant, même pas la Magicienne. Il vous protégera d'elle, son pouvoir est trop grand… 

'La Magicienne'… C'est ainsi que l'ancien régisseur parle de Circé! Je mesure à quel point elle est crainte et en même temps pas très aimée. 

- Seul vous êtes digne de devenir le nouveau Maître des sources, je l'ai su dès que je vous ai vu la première fois. Voici d'anciennes cartes. Il y a trois immenses réservoirs d'eau voûtés sous la montagne. Ce sont des merveilles de technologie construites du temps de l'Empire romain. Ces réservoirs recueillent l'eau de sept sources. Ils approvisionnent toute la région mais personne ne sait d'où vient l'eau. Votre grand-père a fait construire des canaux reliant deux de ces réservoirs à la retenue d'eau la plus haute, prévoyant le cas d'un incendie. Le troisième réservoir sert à préserver l'approvisionnement minimum en eau potable. Concernant les deux premiers il suffit d'ouvrir les vannes. C'est le moment de voir si cela fonctionne. On m'a raconté votre capacité de mémoriser les choses. Je vais vous montrer toute une série de cartes, de gravures et de dessins pour vous guider jusqu'à leur emplacement. 

Alors je consulte les documents, je les photographie dans ma mémoire pendant que le régisseur me donne d'autres repères pour y accéder. 

- Moi je suis trop âgé pour encore m'y rendre. Ma fille aînée vous accompagnera jusqu'à deux des trois repères, ceux qui vous seront utiles aujourd'hui. Ensuite vous devrez faire appel à votre mémoire pour retrouver le réservoir correspondant au repère. Voici enfin trois clés ouvrant trois portes. Maintenant c'est à vous de jouer! 

Je prends la fille du régisseur en croupe. Elle tient une torche serrée contre elle. Je demande à Fabio et à Cesare de me suivre sans poser de questions. Quand on arrive au premier repère la fille descend de cheval. D'une voix ferme elle ordonne à Fabio et à Cesare de rester avec elle. Impressionnés par sa gravité ils lui obéissent. 



Au même moment le chef des pompiers a un cri de désespoir: il n'y a plus d'eau! La journée se termine et les flammes reprennent de plus belle. Le vent recommence à souffler en direction du village et une fumée âcre rend l'air presque irrespirable. Le chef envoie un messager dans la vallée: 

- Faites sonner le tocsin! Il faut immédiatement faire évacuer le village et les environs, avec ce vent le feu y sera dans trois heures tout au plus! 

Une fois le messager parti une voix résonne sinistrement: 

- Evacuer le village? Mais pour aller où? Plus bas la route vers Florence est coupée! Le feu doit déjà être descendu dans le domaine des Mancini. Cela fait trois ans que Mancini père a supprimé ses corps de pompiers, pour des raisons d'économie! 

- On se frayera un chemin avec le dernier camion qui nous reste. Plus bas c'est là aussi où il y a un grand étang, à hauteur du domaine de Lorenzo Salvati… 



Je monte une pente très raide, et j'arrive enfin au pied d'une falaise. Je laisse ma jument là, il faut ensuite se faufiler le long d'une corniche très étroite pleine de buissons pour déboucher sur une grande faille. Le vide y est vertigineux. J'ai photographié les rochers dans ma tête. Je dois longer la faille sur sa droite. Des arbres et des arbustes cachent un étroit canyon. Je m'y faufile. Heureusement je suis très mince, je parviens tout juste à passer. Derrière une anfractuosité il y a une ouverture cachée par des plantes. A mon grand soulagement je reconnais l'endroit, je me précipite dans la grotte et j'actionne une lourde porte. J'allume ma torche. Heureusement la vanne que je dois ouvrir est bien visible. Je prends à peine le temps de regarder le fabuleux réservoir aux milles colonnes. J'espère que pour retrouver le deuxième réservoir les choses se dérouleront tout aussi bien. Il n'est qu'à une heure de cheval du premier. Mais en nous y dirigeant je me rends compte qu'on s'approche dangereusement de la route menant au Col du Faucon. Dans un bois touffu on croise des pompiers qui crient au miracle: 

- Par la Sainte Madone, l'eau est revenue! Le feu est stoppé net! On gagne du terrain. Ils ont même arrêté le tocsin… Mais… jeune maître, c'est vous? 

- Tu dois rêver, un berger l'a aperçu du côté de la grande faille… 

- Je suis sûr de l'avoir vu! Il était tout de blanc vêtu et chevauchait une jument blanche! 

- Que Dieu nous garde! C'était peut-être un fantôme? 

Nous on continue, la fumée nous cache maintenant. On arrive à un grand chêne, c'est celui-là, sa silhouette est typique. La fille du régisseur reprend: 

- Tout le monde descend, sauf le jeune maître. 

Cette fois Fabio et Cesare se rebiffent et s'adressent à moi: 

- Lionceau, tu es timbré? L'incendie n'est pas loin, où vas-tu encore? 

- Ouvrir une deuxième vanne. 

- Est-ce bien nécessaire? Tu as entendu, ils ont réussi à arrêter le feu. 

- Cela serait trop bête de s'arrêter en si bon chemin. Restez ici, c'est un ordre! Fabio! Descends de cheval, obéis! Je suis ton capo! Maintenant! 

Fabio me regarde d'un air suppliant mais je ne veux pas plier. Il descend de cheval. Cesare semble plus docile, mais je ne m'y fie pas trop. Ensuite je m'éloigne au galop. Après un quart d'heure j'arrive à une sorte de puits naturel, c'est là où je laisse ma jument. Il y a un escalier bien caché, on ne le voit que tout au bord du puits. Personne de censé n'oserait venir là, le vide est impressionnant et le terrain est très labile. Derrière une cascade à sec il y a une anfractuosité à peine visible. Elle donne sur une grotte cachée. J'entre, accède au deuxième réservoir et ouvre la vanne en vitesse. 



Un retour difficile



Le retour est difficile, la nuit approche et je dois m'aider de la lueur de la torche pour redescendre. C'est soulagé que je retrouve ma jument. Mais plus bas je constate avec terreur que le feu se rapproche de moi: il remonte la pente à toute allure. Je ne l'ai pas vu venir. Ensuite tout va très vite. J'essaye de rebrousser chemin, mais je me trouve rapidement dans une petite clairière encerclée de flammes. Ma jument finit par paniquer, elle se cabre et je tombe à terre. Je panique à mon tour et je hurle. En un éclair me revient une phrase dite lors de mon initiation: "Ton courage est ta force mais pourrait aussi être ta faiblesse". J'ai été trop téméraire, l'initiation n'a donc servi à rien? Je ne veux pas périr par les flammes! Je hurle encore, fou de terreur: 

- Au secours! 

Je sens déjà la chaleur des flammes quand j'entends la voix de Fabio: 

- Lionceau, c'est toi? Par ici! J'arrive! 

Soudain je vois Fabio surgir des flammes. 

- Viens, monte derrière moi! 



Je n'avais pas vu qu'à cet endroit précis le feu n'était qu'un fin rideau peu important. Fabio se baisse sur sa monture, moi je ne vois pas une branche et je reçois un violent coup sur le front. Je m'accroche désespérément à Fabio. Un voile rouge se répand sur un de mes yeux, ça pique et puis cela brûle. On sort du feu, ma jument nous a suivis… Plus bas on retrouve Cesare, et on rejoint l'arbre où la fille nous attend. En les regardant je vois plein de frayeur sur leur visage, je suis maculé de sang. Je dois les rassurer plusieurs fois et je laisse ma jument se calmer. Fabio me bande la tête puis on repart. 



On croise encore des pompiers venus combattre le dernier foyer d'incendie, l'eau semble abondante maintenant. Cesare me supplie de retourner au palais, moi je décide qu'on doit les aider. On retourne au feu avec eux. On lutte tout le restant de la nuit pour vaincre définitivement l'incendie. Ensuite les camions partent vers le sud pour se porter au secours d'autres domaines en aval du nôtre. Nous on remonte en silence à cheval. Aucun de nous ne dit mot jusqu'à l'entrée au village, on est trop fatigués. Les villageois sont excités: les domaines des Salvati sont sauvés. 



On s'arrête sur la place. Elle est pleine de monde, beaucoup de villageois sont sortis et discutent ensemble, louant le courage et l'efficacité de nos pompiers. Soudain, à notre arrivée, tout le monde se tait. Cesare et Fabio m'ont laissé devant et m'encadrent en retrait. Je tremble de fatigue, je veille pourtant à faire bonne figure et à rester bien droit sur mon cheval. Sa robe est tachée de rose, c'est Fabio qui me racontera ce détail plus tard. Du haut de mon cheval je harangue les gens, les félicitant pour leur courage et leur détermination dans l'aide qu'ils ont apporté aux pompiers. Au moment exact où je prends la parole une pluie abondante s'abat enfin sur nos terres, les villageois nous acclament comme si c'était nous qui l'avions provoquée. Le sang de ma blessure se mêle à l'eau de pluie, ma chemise devient entièrement rouge de sang. Je ne sais pas encore que je suis en train de créer une légende. La fille aînée du régisseur vient nous chercher. Elle prend les rênes de mon cheval en main. Soudain tous les villageois s'agenouillent devant notre passage. 

On entre chez l'ancien régisseur, il est rayonnant. On se fait sécher tout habillés près du feu ouvert. On reçoit une boisson chaude pour nous réchauffer. J'ai refusé qu'on soigne ma plaie ou même qu'on me touche, tout ce que je veux c'est de récupérer d'abord un peu. Fabio téléphone au palais pour rassurer père et mère. Et puis je tombe dans un sommeil comateux, je ne me souviens plus de rien. 

Ce qui se passe après, je le sais par Fabio. Cesare remue ciel et terre pour trouver un médecin et une ambulance. Le jour est levé lorsque le dernier camion rentre. On ne déplore qu'un blessé: un pompier a un bras cassé, il a échappé de justesse à la chute d'un arbre en feu. Je ne me considère pas comme blessé. Cesare et Fabio m'allongent sur une étroite plateforme d'un des camions pompiers. Le camion nous reconduit au palais. Cesare parle au conducteur d'infirmerie, et bizarrement je me demande qui doit y aller. Le vent frais du matin me réveille. Je reste un peu sonné. Ma tête est calée sur les genoux de Fabio, il m'enlace et me retient pour que je ne glisse pas de la plateforme. Il ne cesse de me parler en me demandant de rester éveillé. Un tout jeune cavalier nous suit fièrement: il monte le cheval de Cesare et conduit les deux autres à l'aide de cris et de sifflements étrangement modulés. Les chevaux semblent le comprendre. Il doit avoir tout au plus dix ans, c'est le petit-fils aîné du régisseur. C'est magique, étrangement je me dis que si je dois mourir maintenant c'est la dernière image à laquelle je veux me raccrocher. Ces chevaux galopant sans aucune entrave sont l'image même de la liberté. Le gamin semble être la vie et le bonheur personnifiés. Lui aussi respire la liberté, on ne lui a pas encore attaché les pieds à coup de responsabilités. Cette scène s'imprimera à tout jamais dans ma mémoire. Soudain j'ai à nouveau une envie terrible de fermer les yeux, je me force à les garder ouverts pour rassurer Fabio. 



Au palais on est accueillis avec des cris d'horreur et des exclamations. Je sors de ma torpeur et j'agite faiblement une main: 

- Rassurez-vous, on n'a rien! 


Mais Cesare est paniqué. Il leur parle de choc violent sur la tête et de perte de connaissance. J'entends le mot 'commotion cérébrale'. Je fais non de la tête, je dis que tout va bien, que je me sens juste très fatigué. Mère sanglote à perdre haleine, père m'envoie directement à l'infirmerie du palais, tout a été préparé pour ma venue. Du matériel a été sorti d'une ambulance parquée sur le chemin. Elle vient de l'ouest, cette route-là est encore ouverte. En descendant du camion je titube. Le majordome ne prétend pas me laisser marcher jusqu'à l'infirmerie et me porte. Je m'en veux terriblement de me laisser faire. Fabio et Cesare m'entourent. À l'infirmerie je ne tiens plus sur mes jambes de fatigue. Un monsieur est là. Il me fait asseoir et me met des trucs bizarres sur la tête. Ensuite il les enlève, Fabio et Julia me déshabillent et me lavent. Je mets du temps à réaliser que le monsieur est un médecin. Julia désinfecte et panse convenablement ma plaie, elle m'aide à mettre un pyjama. Pendant ce temps le monsieur ne cesse de me questionner. Je lui réponds du mieux possible, et j'insiste sur le fait que le choc reçu sur la tête n'était pas violent, qu'à ce moment-là je n'ai pas perdu connaissance. Je lui dis que c'est normal d'avoir sombré dans le sommeil, vu que je n'ai plus dormi depuis plus de vingt-quatre heures! Moi tout ce que je voudrais c'est dormir. Le médecin a l'air satisfait de mes réponses, il me permet d'enfin rejoindre le lit préparé pour moi. Je me glisse voluptueusement sous les draps et tombe dans un sommeil profond. Je dors tout le restant du jour et encore la nuit suivante. 








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