16.39. Le Maître des sources


Début de l'histoire...


Une matinée bien remplie. 



cheval, Histoires de faunes, jument, maître des sources,
Je galope à toute allure... Illustration © Eric Itschert


Au matin tôt je suis enfin réveillé par un besoin pressant qui me pousse hors du lit. À mon retour le médecin m'attend pendant que Julia vient déposer un plateau-repas. Le médecin ausculte ma tête et pose encore plein de questions. Sa conclusion est positive:
- Il n'y a aucun signe de commotion cérébrale, vos amis ont heureusement eu peur pour rien. Vous ne garderez aucune séquelle de votre choc et la blessure, bien qu'impressionnante, est peu profonde. Du sang, vous en avez perdu assez bien. Je vous conseille de vous reposer pendant toute une semaine. En cas de maux de tête, de pertes de conscience ou de nausées vous m'appelez immédiatement. Je loue vos deux amis pour leur prudence, parfois on m'appelle quand il est bien tard. Il vaut mieux trop de prudence que pas assez. Vous avez beaucoup de chance d'avoir des amis si attentionnés…
- Si ce n'était que cela. Je crois bien qu'un des deux vient de me sauver la vie! En tout cas vous avez entièrement raison concernant mes amis… Encore un tout grand merci pour votre efficacité!

Je salue poliment le médecin, et j'attends qu'il soit parti pour me lever. Je marmonne:
- Me reposer pendant une semaine? Tu peux toujours rêver!

Les vannes! Je dois absolument refermer les vannes! Des secteurs entiers de la région risquent de tomber à court d'eau potable sinon. Je me dépêche de faire mes ablutions pour ensuite quitter le palais en douce. Je connais toutes les issues du palais, et puis Cesare et Fabio doivent me croire encore en train de me reposer à l'infirmerie. C'est sans compter les deux sbires à l'entrée du local. Quand Julia vient rechercher le plateau je lui chuchote:

- Julia, essaye d'éloigner mes deux anges gardiens. Dis-leur que je me suis rendormi et emmène-les à la cuisine. Sers-leur un copieux petit-déjeuner, cela les occupera. J'ai à faire! Fais-leur boire du vin!
- Bien jeune maître.

C'est dans des cas pareils qu'on peut apprécier la fidélité de ceux qui nous servent. Julia ne me pose aucune question, elle se contente d'exécuter mon ordre.
Quand j'arrive à l'écurie c'est au tour du jeune palefrenier d'être testé. Il me prépare ma jument sans discuter. Je lui demande de garder le silence sur mon départ pendant une heure. Je comprends que lui aussi me sera fidèle.

La pluie a temporairement cessé et le ciel est clair, c'est une chance. Je galope à toute allure, je veux être de retour pour midi. En revenant au village je rencontre Cesare et toute sa bande, il est paniqué, ils sont partis à ma recherche.

- Où étais-tu, te rends-tu compte seulement de ce que tu me fais? Tu devais être à l'infirmerie en train de te reposer! Imagine que tu aies eu une perte de conscience sur ton cheval, en plein galop? Depuis avant-hier tu te conduis avec une rare inconscience. Pendant que l'incendie faisait rage on courait la campagne à la recherche de vannes, comme si les bornes-incendie ne suffisaient pas. Tu sais ce qui nous attend s'il t'arrivait un accident? Ta mort signifierait notre mort à nous. As-tu seulement un instant pensé à cela?

Je le regarde avec de gros yeux, et lève pouce et auriculaire en sa direction pour lui faire signe de se taire immédiatement. Il comprend de suite, c'est un des codes de notre confrérie.

- Si je n'ai pas pensé à cela c'est que tu ne m'en as jamais parlé avec franchise. J'en ai marre à la fin, qui sers-tu, Circé ou moi? Tu es mon ami, non? Ferme-là, on s'expliquera au palais après le repas, eux n'ont pas à savoir. J'avais des choses urgentes à faire.

Des nuages noirs de pluie galopent vers nous.



Étonnement au repas de midi 



 Au repas tout le monde est étonné de me voir. Je dis que je vais bien, que c'est seulement la fatigue qui m'a terrassé, que le médecin m'a dit que je n'avais gardé aucune séquelle de mon choc à la tête. J'annonce que je raconterai ce soir tout ce qui s'est passé lors de l'incendie, et que je remercie particulièrement Fabio et Cesare de m'avoir sauvé la vie. Je présente mes excuses pour avoir attendu avant de leur parler. 

Mon père murmure:
- Sven, tu n'étais pas en état! Tu es vraiment trop exigeant avec toi-même. En ce moment tu devrais être en train de te reposer dans ton lit…
Puis il continue à voix plus haute, comme soulagé:
- Viens dans nos bras, tu nous as tellement fait peur!

Je vais me blottir dans les bras de mère pour un grand câlin, et puis dans les siens. Ils me touchent comme si je m'étais changé en une porcelaine rare et fragile. Personne ne me fait de reproches, je leur en suis très reconnaissant. Concernant la gestion des domaines, père avait prévu de prendre le relais. Je vais m'asseoir entre Fabio et Cesare, ils m'ont fait de la place. Père et mère s'asseyent en face de nous. 

Père reprend:
- Sven, cet après-midi je reçois le régisseur. On doit évaluer les dégâts et voir s'il ne faut pas aider ceux des autres villages. L'Ancienne Cité, c'est ainsi qu'on parle ici de San Giannino, a heureusement totalement échappé au feu. Es-tu des nôtres?
- Oui babbo. Il sera toujours temps de me reposer demain.

Mère intervient:
- Sven, es-tu sûr de tenir le coup?

Je lui fais mon sourire spécial charmeur made by Sven:
- Mère, je t'adore mais arrête de t'en faire ainsi pour moi! Je ne suis pas en sucre. Et puis si tu nous faisais préparer pour tantôt ce délicieux thé noir aux fleurs blues, accompagné de tarte au fromage et de cakes? Puisque Cesare et Fabio nous font l'honneur d'être nos hôtes pour la semaine, autant les remplumer? Notre cher Cesare est particulièrement pâlot ce midi!

Cesare m'interrompt d'une voix blanche:
- Lionceau, c'est uniquement Fabio qui t'a sauvé la vie. Je te raconterai, je m'en veux tellement…
- Cesare, pour l'amour du ciel, enlève cela de ta tête. On est toujours là et bien vivants, non? Tu as fait ce que tu as sincèrement cru bon de devoir faire. Votre présence à toi et à Fabio me sont tellement précieuses! Durant l'incendie je me suis senti épaulé et protégé, et c'est dans votre courage que j'ai puisé le mien…

Cesare a un pâle sourire, comme une brève percée de soleil au milieu de nuages de tristesse et de désarroi. Dehors la pluie chasse contre les vitres. Je sens que Cesare nage en plein dilemme. J'ai pitié de lui. Il faudra absolument crever l'abcès. Fabio aussi sent le désarroi de Cesare. Il tente de faire diversion et me donne une légère bourrade:
- Dis, Lionceau, c'est d'abord toi qu'il faudrait remplumer! Où est l'entonnoir de gavage?
Je lui tire la langue en souriant et c'est à mon tour de changer le cours de la conversation.
- Babbo, je suppose qu'on recevra le régisseur dans ton bureau?
- Oui fils.
- Une fois le régisseur parti, pourra-t-on accéder à la chambre aux trésors toi et moi, avant l'heure du thé?
- Bien sûr mon fils adoré!

Je reprends d'une voix douce empreinte de gravité:
- Cesare et Fabio, après le thé j'aimerais vous recevoir séparément dans mon bureau. En commençant par toi Cesare. Vous voulez bien?

J'adore ce regard si affectueux de Fabio, et celui de Cesare où pointe l'espoir. Dans un bel ensemble ils répondent:
- À tes ordres, capo!
- Eh, on n'est ni à l'école ni au village!

On rit. Tout le monde mange de bon appétit, à part moi. Je picore, je n'ai pas vraiment faim. J'ai eu trop d'émotions ces derniers jours. Cela n'a pas échappé à mère ni à Fabio:
- Sven, mange! Tu es trop maigre, que va dire Morgane en te retrouvant?
- Mère, je n'ai vraiment pas faim! Ce soir peut-être…

Je repousse mon assiette. Fabio ramène doucement mon assiette vers moi et puis enlace mon épaule. Il me murmure avec tendresse:

- Fais un petit effort? Pour moi?
- Tu es vraiment trop craquant toi, qui pourrait te résister? Bon, d'accord, je mange la moitié du contenu de mon assiette…


La visite du régisseur



L'après-midi l'ancien régisseur vient nous donner un compte-rendu des conséquences de l'incendie. On s'en sort vraiment bien: aucun dégât n'affectera notre économie. Ce régisseur est génial: il a gardé plein de semences de variétés d'arbres et de plantes poussant dans la réserve naturelle partiellement détruite. Sa fille s'occupe de la population des insectes, elle cultive même des cocons de papillons. Circé, obnubilée par la rentabilité, n'a pas pensé à tout cela. On prépare un plan de replantation. 

Quant à la route vers le Col du Faucon, c'est la province qui la réparera. Elle lui appartient.

Nous on devra se contenter de restaurer une petite portion des voies de nos Chemins de Fer en contrebas, au moment où elles traversent le domaine des Mancini. Comme la voie est en cours de travaux, le surcoût sera minime. On relogera deux familles du domaine des Mancini qui ont perdu leur habitation dans l'incendie. Heureusement on a pu sauver une bonne partie de leurs affaires. La salle des fêtes de notre village leur sera un toit provisoire. Je compte sur le village pour leur apporter quelques vêtements et de la nourriture, on puisera aussi dans les réserves du palais. Heureusement la solidarité entre les domaines de la région s'organise efficacement. Depuis la grande épidémie de grippe génoise il y a encore bien des maisons vides au village. À long terme on pourra les donner à ceux qui ont perdu leur toit. L'ancien régisseur me promet de s'occuper de tout avec père. Je reprends la parole, m'adressant tant à père qu'au régisseur:

- C'est trop génial d'avoir uni nos forces et d'avoir oublié toutes les dissensions du passé. Au moins le péril de l'incendie aura servi à quelque-chose. 

Les deux hommes opinent de la tête en souriant.

- Vous êtes formidables! Voilà comment on pourrait voir le futur. Je dois me donner entièrement à mes études, je ne puis consacrer beaucoup de temps à apprendre comment gérer notre domaine. Pourtant je voudrais donner une autre inflexion à sa gestion que celle donnée jusqu'ici par Circé. Cela serait bien que nous puissions continuer à travailler ensemble. 
- Sven, tu apprends tellement vite! C'est vraiment fascinant! S'il y avait le moindre problème je suis sûr que tu te débrouillerais déjà très bien!

Le régisseur approuve en souriant.

- Jeune maître, avec vous notre avenir est assuré!

Je m'adresse à lui:

- Babbo et moi avons hautement apprécié votre sage gestion, y compris lors de cet horrible incendie. Accepteriez-vous de continuer à travailler pour nous? Circé s'occuperait surtout des autres domaines.

L'ancien régisseur rayonne:
- Jeune maître, c'est grâce à votre prévoyance que nos terres ont été sauvées! Sous votre impulsion trois camions pompiers neufs ont été achetés. Avec l'ancien matériel on n'aurait rien pu faire. Sans parler de la motivation que vous nous avez insufflés. C'est un honneur pour moi que de pouvoir travailler pour vous et votre père. Bien sûr que j'accepte!
- Babbo, qu'en penses-tu?
- On en a déjà parlé, Sven, je crois que c'est une excellente idée. Je me réjouis de notre nouvel élan.
- Lors du retour de Circé il y aura encore un point important à discuter. Cela serait bien d'agrandir l'école primaire du village. Et puis on pourrait bâtir une nouvelle école en transformant le vieux monastère que nous avons racheté dans l'Ancienne Cité. Elle comporterait d'autres sections dont une école secondaire avec un internat. Les élèves ne devraient plus se taper des trajets épuisants avant d'étudier.
- C'est une excellente idée, Sven. Rien n'est plus précieux que l'éducation…

Je regarde le régisseur:
- Votre fille aînée est institutrice, elle pourrait nous porter un précieux éclairage en ce qui concerne l'école primaire…
- Pour aujourd'hui je crois que nous avons bien avancé… Des questions ou des suggestions?
Le régisseur et moi faisons non de la tête. Je suis heureux.

- Babbo, je dois encore régler un petit détail pratique avec notre régisseur avant qu'il ne parte. Je te rejoins tantôt pour le thé?
- Parfait. Merci pour ton dévouement, fils. Je suis tellement fier de toi…
Père salue le régisseur et m'embrasse tendrement sur le front, au-dessus du pansement, avant de quitter le bureau.


Aussitôt père parti, le régisseur s'inquiète:
- Jeune maître, et les vannes? C'est vous désormais le Maître des sources!
- Rassurez-vous, elles sont déjà refermées. Je me serais bien passé de cette nouvelle responsabilité!
- Jeune maître, je suis tellement soulagé de vous avoir passé le flambeau! Je deviens vieux. J'ai apporté toutes les cartes et les repères. On parle un peu plus du troisième réservoir?

Le régisseur m'apprend le repérage du troisième réservoir. Sa fille aînée m'accompagnera sur un bout du trajet. Avant de le quitter je le rassure, tout en rangeant les documents qu'il m'a transmis dans une mallette:
- Les documents seront conservés dans notre coffre commun à Morgane et à moi, situé dans la chambre aux trésors. Seul ma sœur et moi en connaissons la combinaison. Quant à la chambre, c'est une chambre-forte qui est fermée par une porte blindée. S'il m'arrive un accident, ma sœur prendra le relais. On ne peut pas prendre le risque que le secret se perde.
- Jeune maître, je vous conseille de taire votre qualité de Maître des sources. Cette connaissance est bien trop convoitée, vous seriez en grand danger si cela devenait une affaire publique.

Je soupire:
- J'en suis bien conscient! Qui est au courant de votre côté?
- Moi et ma fille aînée. Elle sera muette comme une tombe.
- De mon côté il y aura Morgane qui est comme moi-même. Il y a deux condisciples de ma confrérie d'étudiants qui s'en doutent, ceux qui m'ont accompagné à cheval lors de l'incendie. Un des deux est suffisamment délicat pour ne me poser aucune question, pourtant c'est lui qui m'a sauvé la vie. Sans lui j'aurais sans doute péri dans les flammes de la plus horrible manière. L'autre va me demander de rendre des comptes, il ne comprend pas les risques que j'ai pris au cours de l'incendie. Il s'appelle Cesare. Cesare et Morgane seront donc les seuls à être mis au courant. Je leur demanderai le silence le plus complet. Ils se tairont, c'est bien les derniers à vouloir mettre ma vie en danger. Comme promis, Circé n'en saura rien.
- Au village j'allumerai un contre-feu, pour distraire leur attention des lieux où vous avez été.

En partant je sens que le régisseur veut me dire une dernière chose. Soudain il a difficile à cacher son émotion.
- Jeune maître, je tremble rien qu'à l'idée que vous auriez pu ne pas être là! Ma fille n'aurait pas pu trouver les réservoirs, elle n'a pas votre capacité de mémorisation et elle a peur du vide. Les zones de réserve naturelle sont notre grande force pour les générations futures, elles permettent de garder la biodiversité. Mais elles sont aussi notre plus grande faiblesse, car c'est par elles que l'incendie se serait propagé. En bloquant le feu au Col du Faucon, c'est tout le domaine que nous avons sauvé. Plus généralement c'est vous qui nous avez remotivés. C'est vous qui en veillant au refinancement du corps des pompiers avez évité la catastrophe. Sans vous il y aurait eu bien des cendres et des pleurs, on aurait peut-être même tout perdu! Les nouvelles de certains autres domaines sont désastreuses…

J'ai un grand sourire:
- Tout le monde a participé au sauvetage de nos domaines. Et moi, qu'aurais-je fait sans vos sages conseils et sans le secret des sources?
- Je n'ai fait que de vous restituer votre dû.
- Je vous remercie de tout mon cœur…

En nous serrant la main je m'incline légèrement devant lui, il ne s'y attendait pas. Il part en s'essuyant les yeux:

- Quelle poussière! Cela doit provenir des cendres de l'incendie…









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