16.40. La colère de Cesare


C'est à ce moment que Circé m'a racheté au milieu pour me recruter dans sa milice...
Image composite, voir lexique.



Après la pause du thé je reçois Cesare. Il est très en colère, et je le comprends. J'ai l'impression que Circé nous a placés dans un dilemme impossible. Je veux démêler l'écheveau, j'en ai marre de cette situation. D'autant plus que, depuis que je le connais, je n'ai pas observé Cesare dans un tel état. Jamais je ne l'ai vu paniquer. Je ne le reconnais plus. Circé a dû lui mettre une pression terrible, à la limite du supportable. D'habitude Cesare est toujours d'humeur égale. Je ne me souviens pas de l'avoir jamais vu pleurer, ni hausser la voix. Au début je me demandais même s'il était capable de la moindre émotion, car on le voyait rarement sourire. Son regard avait l’aspect de l’acier.


Mais après notre première rencontre à l'école, la situation a changé du tout au tout, et cela en quelques semaines seulement. Mes condisciples m'ont raconté qu'un véritable miracle s'était opéré en lui par ma seule présence. Il a commencé à sourire, et ses premiers sourires m'étaient destinés. Ses yeux sont devenus chaleureux. Pour eux c'était incroyable de le voir aussi gai et détendu en compagnie de quelqu'un. Ceux qui le connaissaient bien le voyaient soudain bras dessus, bras dessous avec moi, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Auparavant Cesare évitait soigneusement tout contact physique sauf pour se battre. Dès ce moment-là il s'est mis dans la tête de me protéger. Circé m'a dit que j'étais chanceux: du moment que Cesare a choisi de m'accorder sa confiance : je pourrais toujours compter sur lui quoi qu'il arrive. Son attitude légèrement en retrait et un peu ironique par rapport à notre monde environnant, que ce soit à l'école ou dans la ville, me fascine…


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Cesare, je crois que tu veux me parler...


- Cesare, je crois que tu veux me parler.

- Lionceau, ces derniers jours j'ai eu l'impression de ne plus te connaître! Toi, si prudent et si timide autrefois, tu es devenu incroyablement casse-cou et tu nous a tous mis en danger! Dès le moment où je t'ai vu pour la première fois, tu m'as fasciné par ta beauté, ta gentillesse et ton génie. Mais je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi orgueilleux, d'aussi têtu et d'aussi fier que toi!

En parlant, le ton de Cesare monte, et il termine en criant:

- Et ce matin tu remets cela, en pire: tu nous fausse compagnie et tu vas te promener tout seul dans la montagne! Sans aucune escorte! Tu es devenu totalement inconscient ?

Je lui réponds d'une voix calme mais dure:

- Moi c'est votre surveillance constante qui me pèse! Orgueilleux, têtu, ne serait-ce pas de toi que tu parles ?

Alors en le regardant dans les yeux d'un air de défi, je prends une assiette qui traîne sur mon bureau et je la lance à terre. Elle se brise en mille morceaux. Bien sûr il arrive ce qui devait arriver: Fabio entre en trombe dans le bureau, accompagné des deux seconds de Cesare. A ma grande stupeur ils se mettent tous trois devant moi comme pour me protéger. Fabio regarde Cesare et dit avec un air de tristesse et de reproche:

- Cesare, tu n'as pas le droit d'élever la voix contre le Lionceau. Qu'est-ce qui se passe, est-il possible de t'aider?

Je prends la parole pour Cesare, je ne veux pas qu'il ait à se justifier.

- Merci Fabio, ce n'est pas nécessaire. Ce n'est rien de grave. Cesare a haussé le ton car il a l’impression que je ne l'entends pas. Et moi j'ai cassé une assiette. Tu peux m'envoyer Julia s'il te plait?

Aussitôt Julia et mon escorte partis, je lève l'index en souriant:

- Ah, tu vois, c'est énervant, non?

Cesare semble soudain revenir à lui et réaliser la situation. Il ressemble à quelqu’un à qui on a jeté un seau d’eau glaciale. Il s'excuse:

- Pardon! Je ne voulais pas élever la voix contre toi… Je suis navré, je me suis laissé emporter. Oublie ce que j'ai dit, mes mots ont dépassé ma pensée… Malgré ces deux années que j'ai passées à tes côtés, tu m'impressionnes parfois encore tellement que j'ignore comment t'aborder…

- Rassure-toi, Cesare, je connais l'estime que tu as pour moi. Tu sais qu'elle est réciproque. Je te considère comme faisant partie de mes rares amis. Ton amitié m'est précieuse… Et puis ce que tu as dit sur ma fierté n'était pas totalement faux, je dois bien le reconnaître.

- Lionceau! Je te dis que je regrette mes paroles.

- Bon, il est temps de vider l'abcès. Tout ce que j'ai fait ces derniers temps avait ses raisons. Réfléchis un peu. Penses-tu réellement que j'aurais perdu notre temps à ouvrir deux vannes alors qu'il y a tant de bornes incendie et un camion-citerne encore à moitié plein parmi les trois camions pompiers neufs que nous avons achetés? Ne crois-tu pas que ces deux vannes sont un peu particulières? Et par quel miracle crois-tu que l'eau est revenue, alors que les lacs de retenue étaient totalement à sec?

À mon tour la colère me gagne, ma voix se fait persifleuse. Cesare met ses mains devant sa bouche, l'air horrifié; je crois qu'il commence enfin à se douter de quelque-chose.

- Et moi qui t'ai accusé de légèreté! Mon Dieu, Lionceau, pardonne-moi! Je suis vraiment un crétin! Je regrette tellement ce que je t'ai dit!

- Je n'ai rien voulu te confier, car en parlant je me mettais en danger et toi aussi par la même occasion. Tu veux réellement savoir? Tu te mettras à ton tour en danger !

Cesare, malheureux comme les pierres, soupire:

- Le danger, j’y suis habitué. Alors autant boire le calice jusqu'à la lie. Raconte… Cela ne sera jamais qu'un secret de plus…

- Cesare, es-tu bien conscient qu'il s'agit d'un secret que même Circé doit ignorer? Es-tu conscient que tu ne dois dire à personne, tu entends bien, à personne, les lieux où nous nous sommes rendus? Or tu es lié par un pacte à Circé.

- Oui, je viens de réaliser la situation…

- Bien. J’ai pourtant l’impression qu’il doit y avoir un moyen d’en sortir. Mais tu dois d’abord répondre à mes propres questions, avant que je raconte quoi que ce soit. Pour la troisième et dernière fois, que signifie ce tatouage sur ton bras? J'ai remarqué le même sur le bras de la femme à journée qui vient nettoyer nos chambres à l'internat, ainsi que sur le bras de ceux avec qui tu disparais parfois en ville une fois la nuit tombée. Dois-je appeler un de tes seconds ici, et lui faire dénuder son bras? Je suis sûr que lui aussi porte ce tatouage…

Je croyais que Cesare serait ennuyé par ma question, or au contraire il pousse un profond soupir de soulagement. Son visage s'illumine. Je le sens délivré d'un immense poids.

- Ce n'est pas nécessaire de vérifier. Oui, Lionceau, ils portent tous deux le même tatouage que moi. On fait partie de la faction de Circé à Florence. De sa milice si tu préfères. On l'appelle la faction des faunes ailés ou encore la faction de la Magicienne. Au départ les factions ont été créées pour de bonnes raisons. Il fallait protéger la population de Florence du "milieu" et des conspirations venant de l'étranger. Mais des buts moins avouables s'y sont mêlés. On est les âmes damnées de Circé, on exécute toutes ses basses œuvres, on lui sert de milice de protection rapprochée et d'espions…

- Jamais Circé ne m'en a parlé!

- Au palais ils veulent te protéger coûte que coûte, ils voulaient te laisser dans l'ignorance le plus longtemps possible. Tu es encore si jeune!

- Je me doutais bien qu'il y avait anguille sous roche, durant le mariage on commençait à vous remarquer un peu trop. Il y a même des archers qui gardent le palais !

- Je t'ai déjà raconté que je suis devenu orphelin à cinq ans. Je me suis retrouvé hébergé chez une tante que je n'avais jamais vue auparavant. La pauvre! Je lui en ai fait voir de toutes les couleurs. J'étais révolté contre la terre entière. À douze ans j'ai commencé à travailler pour le milieu à Florence. À l'époque, bien que très affaibli, il n'avait pas encore été totalement éradiqué. Je recherchais désespérément un sens à ma vie, une fraternité qui m'accepterait, un lieu où l'on m'attendrait. Or quand on m'attendait quelque-part c'était seulement pour participer à l'un ou l'autre mauvais coup. Le milieu était un piège: on croyait faire partie d'une fraternité mais en fait elle n'existait que pour de sombres besognes et on risquait à tout moment de se faire trucider. Il n'y avait que violence et meurtres. Je t'ai raconté que la grande cicatrice sur ma joue gauche était le souvenir d'une rixe au couteau. Elle a failli très mal tourner pour moi. Je venais d'avoir treize ans. On était deux à accompagner une "mule" qui transportait de la drogue quand on est tombé dans un guet-apens organisé par le clan adverse. Ils étaient trois fois plus nombreux que nous, on n'avait aucune chance. Pourtant on s'est battus vaillamment, et la mule a pu s'échapper. En résistant mon complice a été égorgée vif devant mes yeux. C'était mon seul ami, je n'oublierai jamais son regard étonné quand la vie s'est mise à le fuir. Comme toi il avait des cheveux blonds très clairs. Comme toi il avait un cœur pur. Et comme moi il avait treize ans. Moi je m'en suis tiré, j'étais exceptionnellement doué dans le maniement du couteau et le combat urbain. Mais après je m'en suis voulu à mort de ne pas avoir su le protéger. Je n'étais pas suffisamment aguerri. J'en ai fait des cauchemars pendant des mois. J'étais trop occupé à défendre ma propre vie que pour pouvoir défendre la sienne. Du coup ce jour-là j'ai perdu le goût de vivre. Tout m'était désormais devenu indifférent. J’étais blindé à toute émotion, et je suis par cela même devenu un des fleurons du milieu.

Cesare s'interrompt un instant pour avaler sa salive, la gorge nouée.

- Cesare, tu n'es pas obligé de me raconter tout cela? Vraiment, tu ne dois pas t'en vouloir! Tu n'avais que treize ans!

- Laisse-moi continuer! Tu veux savoir? Alors écoute-moi! Désormais je ne veux plus rien te cacher. C'est à ce moment que Circé m'a racheté au milieu pour me recruter dans sa milice. Elle m’a payé très cher. Puis elle a fait effacer mon tatouage tout neuf pour faire apposer celui de sa faction. Il a fallu me faire une greffe de la peau, prélevée sur mon mollet, d’où une seconde cicatrice. En même temps plus personne n'osa toucher à un seul de mes cheveux. Cette faction était la plus crainte, même par le milieu. Circé a un côté d’ombre, j’ose supposer que tu le sais. Et moi on me craignait particulièrement. Lorsque j'ai atteint mes seize ans, Circé m'a inscrit à l'École d'Art de Florence, en vue de te protéger. Grâce à elle je pourrais étudier l'art de la fresque, j'ai donc accepté le contrat. J'ai de suite pris goût à ces études, j'en avais rêvé et elles m'ouvraient enfin un avenir.

- Et il se trouve que tu es devenu un très bon élève…

- Depuis tout petit j'ai toujours aimé dessiner. Ce que je n'avais absolument pas prévu c'était cette rencontre avec toi. Tu arborais ta beauté et ta tignasse blonde avec simplicité et modestie. Tu m'as immédiatement conquis. Cette expression d'innocence, d'honnêteté et de franchise que tu arborais m'ont bouleversé. La vie me donnait une seconde chance, elle me permettait de me racheter en te protégeant. Depuis ce jour, je n'avais plus qu'une seule obsession: devenir ton ombre, glisser mes pas derrière les tiens. J'ai perfectionné mes capacités de défense et d'attaque. Je suis devenu un vrai caméléon. Je pouvais t'observer pendant des heures sans que tu ne remarques rien. Je voulais réussir là où j'avais raté la première fois. Pour toi je serais prêt à tuer!

- Cesare, tu n'as rien raté la première fois. Tout simplement parce-que ce n'était pas ta mission et que tu étais trop jeune. Cette mort de ton ami est une chose qui nous rapproche encore. Moi j’ai aussi perdu un ami à treize ans, c’est le seul que j’avais alors. Il s’est suicidé. Tu n'as rien raté, tu sais bien que j'ai raison, alors fais-moi un sourire?

Cesare esquisse un timide sourire.

- Cela me fait tellement de bien de t'en parler! Je n'en avais encore jamais discuté avec personne! Je te suis reconnaissant de me dire cela, c'est comme si tu me délivrais enfin d'une prison amère. Mais si c'est une technique pour te débarrasser de ma protection c'est raté! Bon je rigolais là, ne fais pas cette tête, c'est mon histoire qui te rend si triste? Tu es un vrai papier buvard!

Je parviens à sourire, je découvre enfin la raison profonde de ses paniques quand il s'agit de moi. Des paniques qu’il a si bien su me cacher jusqu’ici derrière un visage impassible.

Cesare continue:

- Jamais je ne pourrais éprouver pour une femme un amour égal à ce que je ressens pour toi. Si tu savais comme je t'admire… Je crois beaucoup plus en la solidité de l’amitié qu’en l’amour volage, léger et intéressé des femmes. Pourtant mon amitié pour toi n'est absolument pas de la même sorte que ce que Fabio ressent pour toi. Je ne ressens d'attirance sexuelle que pour les femmes, de préférence légèrement rondes et avec des seins lourds. Je sépare bien les choses : la bagatelle avec les femmes, et la fidélité dans l’amitié masculine. Je t'aime comme ce petit frère que je n'ai jamais eu auparavant.

- Haha, on connait tous ta réputation de Don Juan insatiable!

- Euh… je crois en effet avoir laissé quelques petits bâtards dans la ville, mais toujours avec le consentement des familles concernées. Les femmes, je ne m'y attache jamais, il y en a trop à découvrir et la vie est si courte... Je ne comprendrai jamais ceux qui veulent rester toute leur vie avec une seule et même femme!

- Merci Cesare.

Cesare rit:

- Excuse-moi Lionceau…

- Cesare, pourquoi ces factions persistent? Les rues de Florence sont à nouveau sûres et le milieu a été éliminé?

- Lionceau, il serait temps de grandir. Le monde est bien plus complexe que tu ne le penses. Tu vis bien protégé. Dans ton entourage tout le monde tombe amoureux de toi et tu suscites plein de passions. Tout le monde le sait, et cela doit être plutôt agréable. Mais en dehors du palais et de notre cercle d'étudiants ta beauté incroyable provoque de terribles convoitises. Parmi tous les gens qui s'entichent de toi il y en a qui ne sont vraiment pas recommandables. As-tu déjà oublié la secte d'où ton oncle t'a délivré?

- Non Cesare, et si tu as tes cauchemars j'ai aussi les miens. Ne t'en fais pas, je n'oublierai jamais non plus la tentative de viol à laquelle j'ai échappé.

- Excuse-moi, Lionceau. Je suis vraiment désolé. Bien sûr que tu ne peux pas oublier.

- Ne t'excuse pas tout le temps, on discute, là. Racontes-en moi plus sur les factions et sur leurs règles...










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