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Voilà le papier, je te le déplie... |
Lionceau, j'ai tant attendu ce
jour où enfin tu m'interrogerais sur mon tatouage. J'ai toujours gardé un
papier en poche dans l'espoir de te le montrer un jour. Ce jour est enfin
arrivé, il est celui de ma délivrance. Circé m'a totalement mis à ton service,
mais elle y avait lié une condition. Ce n'est qu'une fois cette condition
remplie que je serais définitivement affranchi d'elle. Tu devais me questionner
trois fois à propos de mon tatouage. Alors je pourrais tout te raconter et du
même coup me délivrer définitivement de son emprise.
Voilà le papier, je te le déplie.
Il montre quatre dessins de tatouages. À Florence on compte quatre factions. La
plus puissante est comme je le disais celle de Circé. Avant d'être affecté à ta
garde exclusive j'y étais le second et le meilleur espion. On est tatoués du
faune ailé.
La seconde faction est celle dite des Dragons Brûlants. Elle appartient
à la puissante famille des Pazzi. Les Pazzi et les Salvati ont toujours été de
farouches ennemis. Pourtant ceux de la génération de Circé ont décidé de faire
la paix. Malgré la rupture de leurs fiançailles, Drago Pazzi et Circé
s'entendent bien. Leur entente s'est encore améliorée quand Drago a dû
abandonner son projet d'agriculture intensive à coup de produits chimiques. La
Confédération Européenne a définitivement interdit toute utilisation de
pesticides, suite au Grand Déséquilibre advenu dans le Nouveau Monde. Drago a
demandé à Circé de lui envoyer des instructeurs spécialisés pour se reconvertir
à l'agriculture bio. C'était au début du mois de juin.
La troisième faction est
plus sombre que les deux premières en raison des meurtres qu'elle laisse
derrière elle. C'est celle dite des Stryges. Elle est surtout constituée de
femmes aguerries aux combats martiaux. Elle est particulièrement active dans la
protection des jeunes. Cette faction peut faire preuve d'une violence extrême.
Sa revanche sur les kidnappeurs et les dealers est sans pitié. Elle les saigne
vivants, on la nomme encore la faction des Vampires. Elle se réclame des déesses
Némésis et Kali. Elle veut frapper les imaginations par sa cruauté afin de
décourager les criminels. Elle a été instituée par l'ensemble des notables de
la ville. Elle travaille main dans la main avec les deux autres factions,
toutes ces factions s'échangent des informations et ont des complices jusque
dans la garde civile, la police et les carabiniers.
C'est la quatrième et
dernière faction qui pose problème. Elle est celle dite de la Mort Masquée. On
l'appelle encore la milice des Morzi. On ne sait pas qui la dirige, mais l'influent
Gian-Paolo Baglioni en fait partie. Baglioni est connu dans tout Florence pour
sa passion des éphèbes. Jusque-là il n'y a rien à redire. Mais depuis Florence
il dirige un trafic de drogue et un réseau de prostitution masculine dans Rome.
Or la ville de Rome est dans une région voisine, elle échappe à notre
juridiction. Et en Toscane Baglioni est blanc comme neige. Cela nous rend
enragés. Sa faction est très dangereuse. Elle est capable du pire depuis
qu'elle a recueilli des transfuges du milieu moribond. Quand on coupe la tête
d'une hydre il en repousse toujours de nouvelles, le travail n'est jamais fini…
Si tu vois des gens avec des tatouages des trois premiers types, tu peux
compter sur leur aide. Mais si tu vois quelqu'un avec un tatouage du quatrième
type tu dois directement changer de trottoir si pas prendre tes jambes à ton
cou. Tu dois aussitôt m'en parler, à moi ou à Circé. Bienvenue dans le monde
des adultes.
Lionceau, arrête
d'être si triste! On devrait déboucher le champagne, par tes questions tu viens
de me libérer! Désormais je ne suis plus qu'à toi, et je suis prêt à mourir
pour toi!
- Quel monde
ignoble que celui des adultes! Je ne veux pas que tu tues pour moi, je ne veux
pas que tu meures pour moi, je veux que tu vives pour toi! Je te veux libre.
C'est quoi cette histoire? Tu m'as dit que si je mourais ceux de ta faction te
tueraient toi et mes autres anges gardiens responsables?
- C'est notre
loi.
- Je n'en veux
pas de cette loi!
- Ne fais pas
l'enfant, Lionceau.
- Bon, je
comprends beaucoup mieux les choses maintenant, et d'abord pourquoi ces
derniers temps tu paniques si souvent à mon sujet. Tout d'abord je dois te
libérer de la magie de Circé. Je saisis enfin ses mots mystérieux quand elle
m'a confié cette petite boîte à secrets là sur mon bureau. Attends, le
mécanisme d'ouverture n'est pas simple… Ah, voilà le papier… Moi aussi je l'ai
gardé en pensant à toi.
Je me lève de mon
bureau, Cesare se lève aussi. Je l'embrasse trois fois, en lui révélant en
trois morceaux son nom complet à l'oreille.
- Vas-y, prononce
ton nom à haute voix maintenant!
Cesare prononce
son nom entier, en une seule fois.
- À cet instant
même tu t'es libéré de Circé et de toute sa magie. La prochaine fois que tu la
vois, tu prononces ton nom retrouvé et elle comprendra. Maintenant je vais te
libérer de moi.
Cesare pâlit.
- Lionceau, ne me
fais pas ce coup-là!
- Pourquoi ?
- Lionceau, je ne
veux pas être libéré de toi, je veux te servir. Je t'ai raconté que tu étais ma
raison de vivre. Comment dois-je te le dire autrement? Dois-je te supplier?
- Arrêtes, bien
sûr que non. Quel duo étrange
on forme… Toi qui refuses de t'émanciper de moi et moi pour qui tu tiens une
place si importante. Je t'avoue ne pas comprendre ce lien si fort qui nous
unit. Soit, je respecte
ton désir de servitude. Pardonne-moi. Je voulais bien faire. Il doit y avoir
d’autres règles qui m’échappent encore…
- Ne cherches pas
à tout comprendre. Garde une part de ton innocence. Merci d’accepter mon
service, Lionceau!
- Je vais finir
par croire que tu as vraiment un grain! C'est toi que je dois remercier. Va me
chercher une épée. Puisque je ne connais pas les usages de vos milices, tu me
feras allégeance à la manière des milices danskoises.
- Des milices
danskoises? Vous avez des factions comme chez nous?
- Non. Il s'agit
des anciennes milices chargées de défendre les murs de nos cités libres en cas
d'agression extérieure. Toute la population mâle en âge de se battre était
concernée et s'exerçait aux arts des armes. Depuis lors ces milices se sont
modernisées. C'est d'elles que provient notre Garde Civile. Pendant des grandes
vacances au Danskmark j'y ai appris le tir à l'arc et à l'arbalète: j'avais
douze ans.
- Euh… Lionceau…
- Dis-moi?
- Il a été
convenu avec Circé qu'avec ma libération tu libérerais automatiquement mes deux
seconds. Eux aussi veulent te faire allégeance. Dans la milice ils sont mes
lieutenants.
- Mais je ne les
connais pas?
- Eux te
connaissent, et je me porte garant d'eux. On doit être au moins trois à
dépendre de toi, c'est la règle des factions. C'est trop long à t'expliquer.
Mon Dieu, Lionceau, es-tu innocent à ce point que tu es incapable de mesurer ce
que tu suscites? Eux aussi sont prêts à mourir pour toi.
Une profonde
lassitude m'envahit. Ce n'est pas de ma faute, les passions des autres. Je n'y
puis rien...
- Qu'ils
viennent, de toutes manières j’ai besoin de deux témoins. Demande une épée au
majordome de ma part, il y en a au palais. Sinon va en chercher dans la salle
d'armes à la porterie.
L'allégeance.
Peu de temps
après tout est prêt. Je prends l'épée et je la tends horizontalement. En signe
d'allégeance, mes trois affranchis doivent tour à tour se courber devant moi en
posant leur main droite paume vers le bas sur la lame de l'épée. Tout se passe
en silence. La moindre parole serait de trop. Je déteste mon rôle, imposé par
cette société et les manœuvres de Circé. Pourtant je décèle en mes gardiens une
joie simple et confiante mêlée de curiosité. Cela me rassure. Ils ont de beaux
visages, j'ai l'impression de les découvrir pour la première fois. L'un des
deux doit avoir à peu près mon âge, l'autre doit être un peu plus âgé. Cesare
leur a dit que je serais un bon maître. Je n'ai envie d'être le maître de
personne. Pourquoi les hommes ne sont-ils pas plus avides de liberté? Pourquoi
aiment-ils tant la servitude? Et voilà mes affranchis à nouveau serviteurs.
- Désormais c'est
uniquement moi que vous servirez, personne d'autre. Vous vous ferez tatouer un
soleil au-dessus du faune ailé. Mes ordres, vous les recevrez de Cesare.
Cesare, tu veux prendre la parole?
- Merci lionceau.
Concernant notre appartenance à la faction de Circé, rien ne change, à un
détail majeur près. Nous trois ne devons plus rendre de comptes qu'au Lionceau,
à personne d'autre. Mais ceux de notre faction nous doivent aide et obéissance
en cas de danger pour le Lionceau. C'est un ordre de Circé. Ce soir même,
j'envoie un message à Florence par pigeon voyageur. Le capo de la faction sera
prévenu et il recevra le dessin de la modification de notre tatouage. Ce dessin
et sa signification seront transmis aux deux autres factions amies. Voilà, vous
pouvez disposer.
Une fois les
seconds de Cesare partis, ce dernier n'y tient plus et crie: hourra! Je lui
donne une bourrade amicale sur le dos:
- Décidément, je
confirme, tu es vraiment givré toi! Mais je suis heureux des décisions que nous
avons prises. Ce soir on fêtera cela. Je ne te remercierai jamais assez pour
l'amitié que tu m'accordes. Cesare, est-ce qu’il y a encore d’autres choses que
je dois savoir ?
Cesare danse d’un
pied sur l’autre et puis se lance à l’eau.
- Euh… J’espionne
aussi pour l’Ancien. Au départ c’était sur ordre de Circé. Elle voulait qu’il
lui soit redevable. Mais elle n’a pas tenu compte de deux choses : la
force de caractère incroyable de l’Ancien, et mon attachement pour lui. Car dès
le moment où je me suis rendu compte que le soutien de l’Ancien te concernant
était bien plus désintéressé que celui de Circé, cela me l’a rendu sympathique.
Je ris :
- Un espion
double alors ?
Cesare,
horrifié :
- Mais non !
C’était pour la même cause, ta protection !
- Cesare, je
plaisantais ! Je te donne carte blanche pour continuer de rendre ce
service à l’ancien, toujours pour la même cause. Bon, maintenant je vais
t'expliquer, concernant ces fameuses vannes…
J'explique la
raison de notre périple le jour de l'incendie, Cesare ouvre de grands yeux. Il
en comprend enfin le sens et les mécanismes.
- Tu as voulu
savoir, maintenant tu sais. Et Circé ne doit être au courant de rien, je l'ai
promis à l'ancien régisseur.
- Moi aussi je te
dois encore quelques explications. Je sens bien que le principe des milices te
rebute totalement.
- Je ne peux
décidément rien te cacher, tu lis dans mes pensées comme dans un livre ouvert!
Je trouve que cela ne valait pas la peine de supprimer le milieu si c'était
pour garder les factions.
- Lionceau, je
commence à bien te connaître. C'est comme si je t'avais fait! Tu proposais de
me libérer de toi, mais alors j’aurais dû émigrer dans le Nouveau Monde et
effacer mon nom. Car ici je n’aurais pas survécu plus d’une semaine, en tant qu'espion
je connais beaucoup trop de choses. Tant que je suis dans une faction il ne
peut rien m’arriver. Mais une faction ne peut se quitter que pour une autre, en
général par achat. Une fois entré dans le système, on ne le quitte plus. Et
puis tu dois savoir que je suis profondément attaché à notre ville. Si je
devais la quitter un jour cela ne serait que pour t'accompagner ailleurs.
- Tu connais
beaucoup trop de choses genre?
- D'abord en ce
qui te concerne. Tu es né Adlersfeldt, tu proviens d'une des plus grandes
familles nobles du Danskmark.
- Mon oncle m'en
a parlé. Je n'aime pas trop la noblesse, je la trouve hautaine et arrogante.
- Que tu le
veuilles ou non tu en fais partie. Cela vous procure des avantages non
négligeables. Comment crois-tu sinon que ton oncle aurait pu devenir diplomate?
Comment crois-tu que tu aurais pu quitter le Danskmark ou sa dépendance en
Guelbie pour venir étudier ici? Les Salvati aussi sont une famille noble.
- Je sais, en
acceptant la double adoption j'ai aggravé mon cas.
- Pourquoi
penses-tu qu'Enzo a aussi radicalement retourné sa veste te concernant? Tu
croyais vraiment qu'il a suffi du sermon de l'Ancien et de ta gentillesse pour
le faire changer d'attitude? Une chose est de faire la paix, une autre est de
t'aider activement comme il le fait actuellement.
Morgane n'est pas
ta sœur, et encore moins ta sœur jumelle. Tu as sauvé la vie de Lorenzo alors
qu'il était au bord du précipice, et Lorenzo est stérile. Les Salvati comptent
sur toi, Circé et Morgane pour assurer les générations futures. Heureusement
que tu es bien doté car tu vas avoir du boulot…
- Bon, bon,
d'accord, arrêtes, tu m'as convaincu!
- Haha, ne rougis
pas comme cela, tu es trop mignon. Au fur et à mesure que je mettais mes pas
dans les tiens mon admiration pour toi a augmenté. J'ai particulièrement admiré
ta réticence à te faire conduire en voiture. De ce jour-là tu es devenu mon
petit révolutionnaire adoré.
- Tu sais bien
que nous devons être économes avec les énergies fossiles. La Société des
Nations a fixé un quota qu'aucun pays ne peut dépasser. Le pétrole n'est pas
renouvelable, on doit en laisser pour les générations futures. Ce n'est pas
pour rien que nous avons abandonné l'idée de faire voler des plus lourds que
l'air avec des moteurs. Ils auraient consommé trop d'énergie fossile. Et nous,
les Salvati, on se permet d'avoir une voiture à essence? L'essence doit être
réservée aux véhicules de première nécessité, pompiers, médecins, ambulances…
Tu imagines si tout le monde faisait comme nous? Il y aurait d'abominables
embouteillages et on aurait tôt vidé toutes les réserves d'énergies fossiles en
à peine quelques générations!
- Haha, tu lis
trop de science-fiction…
- Nos nouveaux
camions fonctionnent à l'hydrogène, et cela fait longtemps que nous sommes
retournés aux bateaux à voiles solaires… Qui sait, peut-être qu'un jour on
pourrait faire voler un plus lourd que l'air rien qu'avec des voiles solaires?
- Lionceau, si
vous possédez encore une voiture à essence c'est parce-que elle est blindée!
Chaque fois que tu voyages en train c'est panique et branle-bas le combat!
- Merde alors!
- Rassure-toi, je
te donne entièrement raison. Je reviens aux factions. Si elles existent encore
c'est en partie à cause du Grand Déséquilibre.
- Qu'est-ce qu'on
a à voir avec cela? Cela ne concerne que le Nouveau Monde, non?
- Lionceau, dans notre monde tout est interconnecté. Rien n'existe par soi-même. Je crois qu'en voulant te préserver Circé te met en danger. Qu'as-tu donc appris dans tes cours d'histoire?
- Tu sais, on n'a fait que
survoler les cinquante dernières années, sous prétexte que ce n'était pas
encore vraiment de l'histoire… Notre population était stable depuis des
siècles, elle n'augmentait ni ne diminuait. La nature faisait merveilleusement
bien les choses. La dernière guerre affaiblit tant la population qu'il y eut
une épidémie de grippe telle qu'on n'en eut encore jamais vue de mémoire
d'homme. Elle tua plus des deux tiers de la population mondiale, on l'appela
ici la grippe de Gènes car c'est depuis ce port qu'elle fut importée de l'Inde.
Au sortir de la guerre on pensait pouvoir panser nos plaies. Mais soudain advint
le Grand Déséquilibre. Le nord du Nouveau Monde s'était fort industrialisé. Les
fabricants de produits chimiques étaient devenus redoutables; ils construisirent
de puissants lobbys pour faire accepter leurs produits en dehors de tout débat
démocratique. La firme Monte del Diavolo commercialisa un pesticide qui
semblait tout à fait anodin. En réalité il s'accumula dans les nappes
phréatiques et la population mâle devint totalement stérile. Quand les
habitants s'en rendirent compte il était trop tard, les eaux étaient
contaminées pour plusieurs générations. Il y eut de moins en moins de jeunes
pour relayer les anciens. L'équilibre si fragile des âges était rompu. Heureusement
ce pesticide ne fut utilisé que dans le Nouveau Monde. Voilà, c'est tout ce que
je sais.
- Bien. C'est là où le Grand
Déséquilibre commence à nous concerner. Ceux du Nouveau Monde viennent
régulièrement appâter les jeunes gens célibataires de notre continent pour
aller faire leur vie là-bas. C'est de bonne guerre, mais du coup c'est dans
notre propre population que naît un déséquilibre entre le nombre d'hommes et celui
des femmes. La population commence à diminuer de façon alarmante. Il y a
certains villages qui sont totalement abandonnés. Les gens ont préféré se
regrouper. Dans les petites villes aussi il y a un grand nombre de maisons inhabitées.
Moins de terres sont cultivées, les forêts gagnent du terrain.
Il y eut des enlèvements. On vit
nos terres survolées en pleine nuit par des dirigeables de provenance inconnue.
Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Le survol de nuit fut interdit.
On avait le droit d'abattre tout appareil contrevenant, sans sommation. Tu
connais l'inflammabilité de l'hélium. On ne toléra plus les dirigeables que
dans trois grandes villes côtières. Du coup le nombre des enlèvements diminua drastiquement.
Pourtant il y a encore quelques nuisibles qui continuent leur immonde trafic. Des
jeunes comme toi, avec des cheveux blonds pâle, sont une denrée
particulièrement recherchée. Tu as la chance de ne pas avoir les yeux bleus,
mais ta beauté impossible te met pourtant en danger permanent.
- C'est horrible! Alors ces
jeunes sont séparés à tout jamais de ceux qu'ils aiment? Pourtant dans
l'Antiquité les cheveux blonds et les yeux bleus étaient considérés comme une véritable
disgrâce?
Des larmes silencieuses
commencent à couler sur mes joues.
- Les temps ont changé. Combien
de gens ne se font-ils pas teindre les cheveux en blond? Lionceau, je ne veux
pas t'effrayer, mais il est plus que temps que tu comprennes pourquoi tu es
tellement surveillé. Je sais que c'est très dur pour toi. Être constamment mis
en lumière comporte de grands risques. Malgré ta surprenante beauté je
n'aimerais pas être à ta place. Pour beaucoup de gens d'ici tu apportes du sang
nouveau, comme un Italien en apporterait au Danskmark. Et du coup tu comprends
aussi un des buts fondamentaux de nos factions: participer à la protection de
la population. Tes parents adoptifs t'ont raconté l'époque des enfants-fleurs.
Leur venue au palais a fini par se tarir. Ils ne t'ont pas dit la raison
majeure de leur disparition: la population des garçons plus jeunes a fini par
se réduire! Du coup on ne les a plus laissés circuler librement. Je te rassure
de suite: ici tu es en sécurité. Aucun étranger ne peut aborder les domaines
sans être de suite repéré, que ce soit de jour ou de nuit. Des veilleurs
assurent la sécurité de notre ciel. Je crois qu'il y a certains détails de
fonctionnement du palais que Circé ne t'a jamais montré, si tu veux un soir on
fait un petit tour des murailles. Ce sont de vraies fortifications! Il n'y a
qu'à Florence où tu pourrais être mis en danger: il y a trop de touristes pour
qu'on puisse t'assurer une sécurité totale, mais d'autre part le contrôle
social y est particulièrement efficace.
- Alors pourquoi est-ce que tu as
paniqué ce matin?
- Lionceau, s'il te plaît,
arrêtes de pleurer. Ce matin c'était plus fort que moi. Comme toi je n'ai pas
vraiment connu mes parents. Je n'ai jamais connu la sécurité. Comme toi je
passe une partie de ma vie à avoir peur, et cela depuis ma plus tendre enfance.
D'habitude je parviens à cacher et à domestiquer ma peur, mais elle est comme
une panthère toujours prête à bondir. Ce qui s'est passé lors de mes treize ans
ne me facilite pas les choses. Parfois, le fantôme de mon premier ami en train
de mourir vient encore me hanter… Et enfin comme toi je n'ai pas beaucoup dormi
ces derniers jours.
- Mais tu dois dissocier ce
traumatisme de la réalité de maintenant, non? Je suis là, je suis toujours
vivant! Les mauvaises herbes ont la vie dure. C'est aux vivants que tu dois
penser, pas aux morts! Cesare, moi aussi il y a des choses que je n'ai pas
réalisées. J'ai oublié que contrairement à moi tu n'as pas pu récupérer
l'arriéré de fatigue. Il y a autre-chose que tu ne me dis pas?
- Un détective privé à la solde
de Gian-Paolo Baglioni a pris des photos de toi au mariage. Je n'aime pas cela.
Ni Circé ni Morgane ne sont au courant, cela ne sert à rien de les inquiéter.
D'où elles sont, elles ne peuvent quand-même pas nous aider. On devra se débrouiller
tout seul…
- Ah, d'accord. Il y a donc
anguille sous roche… Cesare, je te remercie infiniment pour ton dévouement! Et
je te remercie pour toutes ces explications vraiment nécessaires.
- Essuies tes yeux, sinon Fabio
croira encore tantôt que c'est moi qui t'ai fait pleurer!
Cesare prend son mouchoir tout
propre et m'essuie lui-même délicatement les yeux. Je lui tire la langue avec
un sourire retrouvé:
- Ben oui, aurait-il tort?
- Sale gosse! Justement, à propos
de Fabio je dois encore te dire une chose que tu ignores. Quand il est avec toi
il déborde de bonheur. Mais une fois que tu es parti il lui arrive de pleurer.
- Cesare, d'accord, tu me
surveilles. Mais lui aussi ne le quitte plus du regard! Tu dois le protéger
aussi bien que moi. Je tiens à vous deux comme à la prunelle de mes yeux! Puis
il y a encore tes seconds. Désormais je m'en sens aussi responsable. Veille à
ce que ce soir ils aient double ration de vin et de dessert. Laisse-les
téléphoner à leurs parents, j'en dirai un mot au majordome.
- Ils n'ont plus de parents…
Lionceau, arrête de faire cette tête! Ils sont habitués à cette situation. Tu
es ma raison de rester ici, mais s'il en fallait une seconde c'est que je ne veux
pas les abandonner. Contrairement à moi ils sont mineurs et il leur est
interdit de quitter le territoire toscan. Toi si tu peux voyager malgré ton
jeune âge c'est grâce à ton oncle et aux lois plus libérales du Danskmark. Enfin
c'est eux qui sont responsables de toi, et pas l'inverse. Tu es leur cadet,
leur tâche est de te protéger.
- Je suis vraiment un idiot. Je
n'ai rien compris quand je t'ai proposé ton affranchissement. Je crois pour ma
part que nous sommes tous responsables les uns des autres. Dis, j'aimerais que
ce soir vous puissiez bien récupérer votre manque de sommeil. Tu ne pourrais
pas faire assurer une relève?
- Ne t'en fais pas, c'est prévu.
Ne te charges pas de devoirs supplémentaires, ça c'est mon secteur.
- Quand-même, pauvres gamins… Lancés
si tôt dans la vie…
- Lionceau, en sortant de ton
bureau ils rayonnaient de bonheur! Tu ne peux pas prendre tout le malheur du
monde sur toi. Tu es vraiment un écorché vif, toi! Toi aussi tu devrais
maintenant te reposer, profites un peu de la vie tant qu'il n'y a pas à portée
de vue une veuve à défendre ou un orphelin à sauver!
Je ris:
- Tu as raison, mais c'est plus
fort que moi. Va, et n'oublies pas de rendre l'épée au majordome. À tantôt.
- Je suis tellement heureux,
Lionceau! Ce soir je pourrai enfin dormir tranquille. En te protégeant j'ai
toujours eu peur de trahir Circé. Maintenant les choses sont devenues simples.
Et pardonne-moi encore d'avoir crié sur toi. J'en suis désolé, j'ai vraiment été
très injuste envers toi…
- Fous le camp, je t'ai dit de ne
pas t'excuser! Et demande à Julia de nous apporter des limonades de cassis et à
Fabio de venir.
Cesare part en riant, je suis
content de sa bonne humeur retrouvée…
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