16.47. Les lycaons

Début de l'histoire...


Lycaon,
Image générée avec Ai Gallery.



On descend un escalier très raide pour arriver à un premier chemin de ronde à flanc de rochers, avec des meurtrières. D’un côté c’est le précipice, et de l’autre, presque au-dessus de nous, le rocher est incroyablement haut, glissant, inaccessible, abrupt. C’est le début d’un long parcours, Fabio et moi on oublie vite nos repères. Par moments un parapet bas nous permet d’admirer un panorama époustouflant, éclairé par la lune, et on s’arrête car notre émerveillement ne se lasse pas devant tant de beauté. Fabio se glisse alors derrière moi et m’enlace, comme pour me protéger devant trop d’immensité, j’aime sa présence. La brume monte du sol, les collines se redécoupent au loin dans de nouveaux espaces, en montant du plus pâle au plus sombre pour recommencer en de nouvelles variations sur d’autres horizons. Embrassant le tout un ciel enfin dégagé révèle des milliers d’étoiles. L’univers entier semble se déployer dans une nouvelle respiration. Fabio murmure :

- C’est magique…

Cesare et moi on rit, en ville on voit moins d’étoiles qu’ici… Parfois je commente pour Fabio l’appareillage des strates de pierres et je mentionne leur époque. La puissance de certains murs est effrayante, elle donne l’impression d’une construction datant d’une antiquité lointaine où les hommes étaient des géants d’une autre race que la nôtre. Ici et là, on croit retrouver ces géants pétrifiés, pour se rendre compte l’instant d’après qu’il s’agit de simples pics rocheux. Un de ces amas me fait sursauter. Cesare murmure pour Fabio, songeur :

- Oui, c’est magique. La nuit, la colline prend des proportions fantastiques. Elle change de dimensions au fur et à mesure que l’on s’y meut. On peut facilement s’y perdre, elle devient continent émergeant de la mer primordiale. Je crois que d’une certaine manière le Lionceau a raison quand il dit que tant qu’on est sur la colline on n’a rien à craindre. Mais la colline est aussi une sentinelle clé pour garder le village, les routes et le domaine. Il y a quelques mois nous avons descendu en flammes plusieurs ballons pirates. Ils survolaient la vallée de nuit malgré l’interdit.


La nuit, la colline prend des proportions fantastiques...



Enfin on arrive par le haut à une tour où il y a un signe de vie. C’est une gigantesque tour d’angle, ronde. Elle est surmontée d’un petit corps de logis rectangulaire et d’une grande terrasse. Deux fenêtres du logis laissent percer de la lumière, de la fumée sort d’une cheminée. À mon grand étonnement, la terrasse est protégée par un treillis qui la fait confondre avec un amas de végétation. Sous le treillis un canon anti-aérien semble assoupi. Le chemin déboule sur l’habitation, seul quelques buissons nous cachent encore l’entrée de l’habitat. Soudain tout près de nous on entend une jeune voix, pas très rassurée :

- Qui va là ?

De suite Cesare répond par un cri convenu, c’est comme un cri de chouette mais avec une modulation étrange. Aussitôt après on voit le garde. Il nous sourit et nous fait pénétrer dans le logis. Il y fait très bon, un grand feu brûle dans la cheminée. Le garde est tout heureux de nous voir et nous propose une soupe chaude accompagnée de pain et de vin rouge. Je suis très impressionné car il doit avoir à peine plus que mon âge. Cesare fait les présentations :

- Matteo, notre gardien de nuit à la tour nord-est. Il a des yeux de lynx, la nuit il voit aussi bien que nous en plein jour ! Il a abattu sept dirigeables pirates à lui seul !

Matteo rougit de plaisir et reprend, modeste :

- Capo, c’était avec l’aide de Silvio ! C’est un servant particulièrement habile !

- Il n’empêche, les gardes de la tour sud-est n’en ont abattu qu’un. Tu reconnais notre jeune maître. Cette nuit il nous a fait l’honneur d’inspecter en personne la défense du palais. Et voici Fabio, étudiant fresquiste et le meilleur assistant de notre jeune maître. 

Maintenant c’est Fabio qui ne sait plus où se mettre, et je ris. Matteo se met au garde-à-vous. Il a un beau visage qui respire l’ouverture et la franchise.

- Repos, Matteo. Tu es seul pour garder cette tour ?

- Oui jeune maître. On doit être deux pour manier le canon anti-aérien, mais les dirigeables des pirates n’osent plus emprunter cette vallée depuis qu’on en a abattu trois d’un coup. Comme ils se déplaçaient de nuit, depuis lors on a pu réduire de moitié l’effectif de la garde nocturne. La qualité de notre repos s’en trouve nettement amélioré. On a reçu les félicitations de la province ! Il faut dire que notre région se défend bien, plus aucun dirigeable n’est parvenu à atteindre Florence. Malheureusement ils ne peuvent pas en dire de même à Bologne, il y eut encore vingt-sept enlèvements la semaine dernière… Nos canons sont à la pointe de la technologie, ils sont fabriqués en Germanie par l’industrie Krupp !


Touché par l’enthousiasme de Matteo je me reproche de ne jamais avoir remarqué tous ces gens qui œuvrent pour la sauvegarde du village, de la province et de la région. Jusqu’ici je n’avais fait attention qu’aux pompiers et aux travailleurs ferroviaires. Le sort des paysans m’est connu depuis mon enfance dans la secte. Comment ai-je pu ainsi vivre dans ma bulle ! Vingt-sept enlèvements, vingt-sept jeunes hommes brutalement arrachés à leur famille et à leur environnement ! Et moi qui demandais naïvement de réduire les effectifs de la garde ! Puis la rage me saisit : c’est de leur faute aussi, et à celle de Circé en premier : si mon jugement a été faussé, c’est parce qu’elle m’a délibérément tenu dans l’ignorance sous prétexte de me protéger ! Les autres se sont tus sur son injonction. Une vraie omerta ! En même temps je bénis ma chance de pouvoir étudier et peindre. Je sais que je dois garder mon calme, je rentre un instant à l’intérieur de moi pour réguler ma respiration comme Akira nous l’a appris, et je garde mon sourire. Il est temps de mieux gérer mes émotions. Désormais Cesare est à mon seul service et avec son aide je compte bien changer les choses. Il est un atout très précieux, c’est un des plus redoutables espions de toute la Toscane. 


Matteo nous fait asseoir à une petite table carrée dans un coin de la salle. Deux petites banquettes longeant les murs et deux sièges grossièrement construits nous accueillent. On voit la paillasse de repos dans le coin opposé de la pièce. Je remarque la splendide cheminée, qui semble plus ancienne que le reste du logis. Dans le passé la tour devait être plus haute. Les murs sont faits de pierre taillée, ils sont presque nus et les quelques objets qui y pendent en ressortent d’autant plus. Il y a une arbalète avec quelques traits dans un panier pendu en dessous. Juste à côté pend un fusil flambant neuf et une paire de jumelles. Il y a un téléphone de campagne avec manivelle et deux affiches avec toute une série de consignes, y compris un ancien code avec drapeaux. Près du téléphone il y a un grand cor en corne. Il y a aussi une splendide horloge murale dont on voit les moindres rouages. Et enfin quelques gravures aux représentations symboliques et mystérieuses ornent les murs. Il y a entre autres une gravure avec les quatre animaux vantés par Machiavel pour leur caractère : le lion, le renard, l’épervier et le singe, entourant un rectangle inscrit dans un losange ; et dans le rectangle est dessiné un jeune adolescent nu et couronné sortant d’une ouverture sombre comme celle d’un tombeau et portant un agneau ; est-ce le Christ ? Au-dessus du tout il y a un soleil flamboyant. D’autres gravures ne sont pas moins mystérieuses, comme celle représentant la Jérusalem Céleste mais dont la montagne « Sion » ressemble étrangement à notre colline, ou celle représentant un château entouré de brumes et d’arbres, le donjon du château reproduisant fidèlement l’aspect de notre donjon, et en bas il y a un lièvre prêt à entrer dans une grotte et un vieillard tout vêtu de blanc. Cette scène est observée par une corneille perchée haut sur un rocher. Qui a fait placer ces gravures, et pourquoi ? Je remets mes réflexions sur ces énigmes à plus tard. 

Je pose plein de questions à Matteo, du regard Cesare l’encourage à parler. Je saisis enfin que ce n’est pas par hasard si on visite la défense de nuit du palais : tout a été instigué par Cesare et je comprends pourquoi. Jamais repas ne m’a paru si bon, à la mesure de sa simplicité et de la gentillesse de Matteo. À la fin je ne peux plus cacher mon admiration pour Cesare et pour ce garde à la vie frugale :

- Je suis vraiment fier d’avoir un capo et des gardes aussi motivés ! Matteo, tu nous fais visiter la terrasse ?

Matteo, aux anges, prend son fusil en bandoulière et nous invite à le suivre :

- Justement, l’horloge va sonner, c’est le moment de mon troisième tour de garde. 

Cesare se charge des jumelles. On visite la terrasse. Le canon est immense, d’abord on ne voit que lui. Plusieurs caisses d’obus sommeillent sous un appentis. Mais ensuite j’observe un autre appentis protégeant un immense cor en bronze, ce dernier fait plus de trois mètres de long. Je vois enfin l’instrument au son grave qui s’entend de si loin ! Il est splendide ! Je siffle d’admiration, Cesare rit. Puis on accompagne notre garde sur son chemin de ronde, la promenade est magnifique. En revenant, alors qu’on est presque arrivé à la tour, minuit sonne au clocher du village. Cesare, qui s’est une fois de plus arrêté pour observer le paysage à la jumelle, s’interroge brusquement:

- Mais c’est quoi ces deux taches sombres qui courent vers nous ?

Soudain la voix de Matteo ne peut dissimuler son angoisse, celle qu’il affichait avant de nous avoir vus :

- Un couple de lycaons noirs des Carpates ! Cela fait la troisième nuit qu’il vient nous narguer sous les remparts ! Je cours téléphoner à l’autre tour pour l’avertir, surtout ne faites aucun bruit, je les préfère ici que dans le village ! 

lycaon
Un couple de lycaons noirs des Carpates!


Cesare chuchote :

- Vous comprenez maintenant, jeune maître, la nécessité de fermer les portes aussitôt la nuit venue ?

- Oui Cesare, je te remercie pour cette visite plus qu’utile pour comprendre bien des choses ! Mais le village ?

- Plus personne ne sort la nuit, et les bêtes sont rentrées. On a été averti de leur arrivée imminente, jamais ils n’ont foulé le sol de la Toscane. Ces horribles bêtes surviennent toujours là où le peuple est affaibli, que ce soit par une guerre, une épidémie ou une catastrophe naturelle. La magie de Circé nous aurait bien aidés sur ce coup-là !

On court pour rejoindre Matteo sur la terrasse. Un hurlement à glacer le sang se fait entendre, les lycaons noirs se savent maîtres de la nuit et ils annoncent leur arrivée. Ils nous ont vus, mais ne semblent nullement effrayés. Au contraire, ils semblent même nous provoquer. Toute ma frustration et ma colère ressortent :

- On va leur régler leur compte à ces deux-là, et sans l’aide d’aucune magie ! On n’a nul besoin de Circé !

- Ne vous mettez pas en colère, jeune maître, mais les choses sont bien plus complexes qu’il n’y paraît de premier abord ! On doit rester prudent. Ces animaux sont terribles, ils sont munis de pouvoirs maléfiques. Ce couple est l’avant-garde de toute une horde ! Vous voyez, le plus grand est le mâle et le plus petit en arrière une femelle. Avec un seul fusil on ne peut rien contre eux. Le garde de la tour sud-est ne peut pas venir à notre aide, je crains que les lycaons n’attendent que cela pour y courir car alors la tour sera sans défense. Pourtant quand on voit un de ces couples il faut l’abattre le plus vite possible. Si le couple ne retourne pas à la horde alors cette dernière évitera cette région car elle saura qu’il est arrivé malheur à ses deux éclaireurs. Mais le couple est soudé, et il suffit que l’un des deux réchappe à la mort pour que le survivant avertisse tout la horde en réclamant vengeance. 

- Cesare, pourquoi ne s’est-on pas munis d’un fusil supplémentaire ?

Cesare, sous l’émotion, oublie les résolutions que babbo nous a imposées et me tutoie :

- Comme te l’a dit Matteo, les choses sont très complexes. C’est comme si ces animaux étaient pourvus de pouvoirs extraordinaires. Pourtant tu sais bien que je ne suis pas superstitieux. Quand on essaye d’abattre deux lycaons noirs d’un coup il y a souvent un léger décalage entre les tirs. Déjà il faut faire mouche deux fois et du premier coup. Deux tireurs d’élite sont donc nécessaires. Car les animaux semblent se mouvoir dans un autre espace-temps que le nôtre. Le son décalé du premier tir avertit le survivant et il disparaît comme par magie, alors le second tir se fait sur du vide ! 

Les lycaons viennent danser devant nous, ils bondissent contre la muraille comme s’ils voulaient l’abattre, ils sautent à une hauteur incroyable. Ils sont gigantesques. Leurs yeux rouges luisent dans la nuit, on dirait des bêtes échappées de l’enfer. Après leur tentative de sauter par-dessus la muraille, ils recommencent leur danse au clair de lune avant de sauter à nouveau, plus haut encore. Matteo reprend :

- j’en ai pour toute la nuit, de leur cirque ! Si au moins on avait un second tireur d’élite !

Je maîtrise petit à petit ma colère. Quand la sérénité est entièrement revenue en moi j’invoque Iacchos. Sans m’en rendre compte je chante mon invocation à haute voix, en grec archaïque, en une mélopée venue des temps anciens. Puis je souris aux autres, ils sont ébahis. D’une voix assurée cette fois, mais sans colère, je donne des ordres.

- Matteo, attends-moi. Fabio, viens.

On revient, Fabio avec trois traits et moi avec l’arbalète.

- Matteo, ton fusil possède une lunette de visée que je n’ai pas vue sur les autres fusils ?

Cesare répond :

- Jeune maître, c’est Matteo notre seul tireur d’élite…

- Inespéré ! Ce soir encore on règlera notre problème. 

Puis je répète, d’une voix joyeuse cette fois :

- On n’a nul besoin de Circé… Matteo, tu as remarqué que chaque fois que les lycaons terminent leur danse ils reviennent vers nous l’un derrière l’autre, toujours le mâle devant et la femelle derrière ? À cet instant le mâle ne voit plus sa compagne. C’est à ce moment-là qu’il faut agir. Tu t’occupes du mâle et moi de la femelle, tu tires au moment où je t’en donnerai l’ordre. 

Les yeux de Matteo sont effrayés, son regard se porte vers Cesare. Cesare se tourne vers moi, et dit d’une voix blanche :

- Jeune maître, pardonnez l’hésitation de votre garde, il n’a pas assisté à vos exploits de ce matin. Votre entreprise est néanmoins très risquée, beaucoup ont raté et les conséquences ont été terribles…

Je dis d’une voix douce mais déterminée :

- Alors vous voulez les laisser tranquillement s’en retourner à la horde ? C’est un ordre. 

Cesare fait un signe imperceptible à Matteo, et celui-ci se tourne l’espoir retrouvé vers moi :

- Bien jeune maître… 

J’arme mon arbalète et on attend. Matteo murmure : 

- Je suis prêt, je tiens le mâle dans mon viseur, je ne le lâcherai plus. 

Je murmure entre les dents : 

- Dans trois secondes… 

Le trait d’argent file, exactement au même moment je dis : 

- Tire ! 

Le coup de feu part, décalé de quelques millièmes de secondes. Cesare observe la scène avec les jumelles, puis crie : 

- Hourraaaa ! Vous les avez eus tous les deux ! C’est fabuleux ! 

- Il faut sonner l’alerte, je veux que ces bêtes soient brûlées cette nuit même. J’ai le sentiment qu’on ne doit plus laisser aucune trace d’elles. Matteo, téléphone au palais pour qu’on demande au régisseur de venir avec les villageois les plus déterminés. Qu’ils s’arment de fourches et de pieux en bois, on ne sait jamais… Il faut brûler la pointe du trait avant de le récupérer. Tout ce qui aura été touché par leur sang devra être brûlé. En attendant je veux qu’on ne quitte pas ces cadavres du regard. Cesare, tu peux sonner le cor ? Il faut réveiller le village. 

- Avec plaisir, jeune maître, vous m’étonnerez toujours ! 

Le son du cor est splendide. On n’attend pas plus d’une heure et le régisseur accompagné de villageois vient au pied des murailles. Je comprends de suite qu’il sait ce qu’il doit faire. Des hommes s’activent pour creuser une fosse, d’autres ont amené du bois pour construire un énorme bûcher. Deux hommes transpercent le cœur les cadavres avec un pieu. J’ai l’impression que tout le village s’y est mis. Matteo et moi on danse de joie sur les remparts. Ensuite de loin je salue le régisseur, je montre Matteo en levant un de ses bras et je crie simplement : 

- Notre champion ! 

En bas, certains hommes répondent: 

- Longue vie au Palais! 


Nous n’avons plus besoin d’autres paroles, chacun a compris sa tâche. Le silence est notre meilleur complice. Matteo me regarde, étonné : 

- Jeune maître, c’est à deux que nous avons réussi ! 

- Je sais, Matteo, mais notre action deviendra d’autant plus redoutable si les gens doutent sur qui est le second tireur ! On craindra d’autant plus la garde du palais ! Certains invoqueront même l’aide de forces occultes… Ce dimanche encore tu seras récompensé pour cet acte de bravoure, après le Te Deum. Je te remercie encore pour ton chaleureux accueil et le repas partagé, cela me réchauffe le cœur de savoir qu’on a d’aussi bons gardes. Je suis fier de toi ! Tes prochaines nuits seront plus reposantes, je crois… 

J’embrasse Matteo, il est rouge de confusion. Je reprends : 

- Désormais on est frères d’armes. Je n’oublie jamais. 

Enfin les flammes du bûcher s’élèvent haut dans le ciel, des étincelles volent partout, et on prend congé de Matteo. La nuit est avancée, désormais on ne recherche plus qu’une seule chose, retrouver nos draps accueillants. On quitte la ligne des fortifications. Cesare murmure : 

- Eh bien, eh bien…




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