16.48. Le ciel étoilé

Début de l'histoire...


palais toscan, rampes, jardins, enceinte, colline,
Trois rampes ont été construites... 



Ce n’est qu’au retour que je ressens brusquement le contrecoup de notre aventure. Je ne me sens pas bien, je finis par vomir tout mon repas dans un escalier. Fabio me soutient en murmurant : 

- Décidément, il est vraiment trop sensible notre merveilleux lionceau ! 

Cesare rit joyeusement : 

- Mais on l’adore comme il est ! 

Un peu plus haut on me laisse m’asseoir sur un parapet. Le contrecoup à une joie intense, c’est aussi un moment de tristesse. 

- Cesare, je suis un sinistre idiot. Je n’ai rien compris à ta colère, je n’ai pas mesuré à quel point elle était justifiée ! Je n’ai rien compris non plus au fonctionnement du palais. Je suis un sale gosse gâté et égocentrique. J’ai trop tendance à croire que tout tourne autour de moi… 

Cette fois pourtant je ne pleure pas, comme si l’épreuve de tantôt m’avait fait grandir d’un coup. Cesare fait un signe à Fabio, et ce dernier vient s’asseoir à côté de moi et m’enlace. Cesare vient s’accroupir en face de moi, et me regarde dans les yeux. Sa voix et ses yeux sont incroyablement tendres : 

- Lionceau, j’ai parfois l’impression que Fabio et moi on te connaît mieux que toi-même. Alors je te parlerai en nos deux noms, Fabio me corrigera si nécessaire. Tu es un ado, et pour un ado tu es particulièrement altruiste. C’est notre manière de te traiter qui porte à confusion, plus d’un en perdrait la tête, mais toi pas. Tu es intimement lié à la colline ici et à la Grande Maison dans le nord. Qui sait même à un troisième lieu au Danskmark. Tu devrais arrêter de tout voir séparément. Tout est interconnecté, tout est Un. Ton âme fait une avec ces lieux et leurs habitants. Ta seule présence nous protège et en retour nous faisons tout pour te protéger. Si on te protège, c’est pour protéger ceux qui t’environnent, et si on protège le Palais, c’est pour te protéger toi. C’est un tout indissociable. Et je croyais qu’on ne reviendrait plus sur ma colère ?
- Pardon Cesare… Il n’empêche, quel ignorant je fais ! 
- Connaître ton ignorance deviendra ta plus grande sagesse. Fabio, tu es d’accord avec moi ? 

Fabio me serre dans ses bras en s’adressant à Cesare : 
- Tes mots sont justes. Je n’ai rien à ajouter. 

Je murmure : 
- J’ai les deux plus merveilleux amis de la terre ! 
- Enfin un sourire. Notre lionceau au cœur arc-en-ciel… 

Je reçois une petite bourrade dans le dos : 
- Tu nous dis quand tu es prêt à repartir… En attendant, respire plus profondément. Oui, comme cela…



Je regarde le ciel étoilé. Il me parle de l'immensité de l'Univers. Après un moment je me lève: 
- C’est bon, on peut y aller… 

Ma respiration se fait à nouveau plus sereine, le moment de tristesse s’est envolé avec ma fatigue. Maintenant une euphorie très agréable les remplace. Quelque-chose a changé dans l’attitude de mes deux amis. Je ne sens plus seulement leur tendresse et leur admiration pour moi, mais aussi une profonde estime. Et cette dernière n’est plus due à ma beauté, à laquelle je ne puis rien. Quant à moi, il y a longtemps que je les estime au plus haut point. Une frontière. On a franchi une frontière. Ils ne disent rien sur mon exploit de tantôt. J’en suis heureux. Les mots gâcheraient tout. On a franchi la frontière des mots. On n’en a plus besoin pour se comprendre. Je me sens aussi léger qu’un épervier. On forme un trio indissociable, où chacun prend une place égale à l’autre tout en gardant sa différence. Oui, je commence à comprendre que tout est Un, et que la Lumière nous attend au bout du chemin. Soudain une vision fugace me saisit : on est trois éperviers et on vole silencieusement au-dessus des collines et des montagnes…


On remonte lentement de terrasse en terrasse, de pente en pente, pour passer d’un jardin à l’autre. Parfois quelque buste de marbre éclabousse de sa splendeur spectrale la noirceur lustrée d’ifs, les apparitions les plus saisissantes se font au sortir de l’ombre d’un profond taillis. En remontant vers l’enceinte intérieure, les murs de certaines terrasses sont faits de pierres plus petites et d’un appareillage plus délicat que les murs en contre-bas. Ils nous parlent de la même époque que le palais. Parfois les marches de l’escalier sont en partie ensevelies par des liserons vivaces et des campanules sauvages. Parfois l’escalier se glisse au creux d’une gorge humide, taillée à même le roc, et il est bordé de lierre et d’innombrables fougères. On n’arrive pas loin de ce que je crois être le mur de soutènement d’une terrasse. En réalité c’est l‘enceinte intérieure, elle est toute proche maintenant. Je sens sa présence par une déclivité accrue du terrain. Je me dis qu’on devra la longer, car on est encore loin de la porterie. Et là, au détour d’un bosquet, l’horizon est barré par la haute muraille. Les pierres sont énormes, on retourne au Moyen-Âge. Un chemin bordé d’un grand terre-plein herbeux se déroule aux pieds de la fortification. Cesare nous interroge : 

- Voici la seconde enceinte. Ne remarquez-vous rien ? 

Fabio et moi on observe une impressionnante fausse porte sculptée dans la muraille juste en face de nous. Fabio répond pensivement : 
- Combien de fois ne sommes-nous pas passés par ici, et pourtant nous n’avons rien vu ! 
- Le jour, la lumière a tendance à tout effacer. La nuit on voit mieux.

Je ris, on reconnait bien là notre Cesare : un vrai oiseau de nuit ! 
- Mais, Cesare, pourquoi cette immense fausse porte pour une ouverture si minuscule ? Même un cheval ne pourrait pas passer par cette aiguille ?



Il n'y a qu'une entrée...

- La muraille d’en bas est facilement défendable, il n’y a qu’une entrée. Mais cette muraille-ci possède douze portes dont onze factices. En attendant il y a bien eu douze accès, un seul pour les voitures et les chevaux à la porterie, et onze pour ne laisser passer que des hommes. C’est comme si les derniers bâtisseurs avaient voulu faire une allusion à la Jérusalem Céleste. Depuis lors sept des onze accès ont été murés, cinq escaliers ont été rajoutés le long de la muraille avec une simple porte grillagée pour en fermer l’accès, et trois rampes ont été construites pour faciliter l’accès aux jardins intermédiaires. Heureusement ces jardins-là ne sont atteignables que par le haut, c’est les murs de terrasse qui servent de protection. Voilà, on rentre par un des quatre accès non murés. 

On s’enfonce dans un couloir sombre. Il y a comme des impasses avec des meurtrières, en continuant la seule voie possible on débouche à l’air libre dans une petite cour herbeuse. En face de nous l’accès vers un nouveau couloir noir d’ombre est fermé par de lourdes grilles. Cesare possède un passe-partout, on monte un petit bout de couloir voûté et puis on réapparaît au jour. D’autres portes donnent sur d’autres réduits, avec une armée suffisamment nombreuse le palais serait en effet imprenable. La beauté de l’heure et la clémence provisoire du temps rajoute de la magie au lieu, la colline est un labyrinthe. L’envie de le quitter nous abandonne petit à petit ; ce lieu monte vers le ciel étoilé et vers un univers de pureté où il n’y a plus rien à craindre. L’ennemi s’est définitivement perdu en bas dans les plaines. Cesare rompt le silence : 

- Lionceau, comment as-tu su ce qu’il fallait faire ? 
- Dans mon pays, le Danskmark, il court des tas de légendes sur les lycaons noirs. On nous apprend comment les combattre. Mais tout cela est resté très théorique pour moi, jusqu’à ce soir ! Fallait-il vraiment que je descende jusqu’en Italie pour en voir de vrais ? 

Cesare voit mon sourire, et me sourit à son tour. Fabio intervient à son tour : 
- Mais les carreaux, comment se fait-il qu’ils se terminaient par des pointes d’argent ? 
- J’ignore, Fabio, j’ai agi seulement guidé par mon instinct. J’ai pris ceux qui me semblaient les plus brillants et les plus redoutables. C’est ces trois-là qu’on devait prendre, aucun autre. Tu as vu ? Ils ressortaient légèrement du panier. 
- Mais pourquoi trois traits et non un ? Tu n’aurais pas eu le temps de réarmer ? 
- Je ne sais pas… 
- Contrairement aux autres, ces carreaux semblaient tout neufs…
- En tirant, j’ai eu l’impression que la force des deux traits non utilisés avait rejoint celle du carreau sur mon arbalète… Fabio, tout ce que je puis te répéter, c’est qu’ici on est protégé, et que la magie de Circé n’y est pour rien… 

Cesare murmure, pensif : 
- La magie de Circé est devenue inopérante sur la colline depuis que tu as foulé son sol et qu’elle l’a quitté, lionceau… Mais je pense qu’elle nous serait encore bien utile une fois sortis des murs, car hors de la colline elle agit toujours. Ici c’est comme s’il y avait conjonction entre ton âme et celle du lieu. Mais à partir de demain Circé risque de nous manquer… 

On arrive à la porterie. Bien qu'à l'intérieur de la dernière enceinte, Cesare fait entendre trois fois son cri pour avertir la garde. Je comprends que cette dernière, une fois la nuit tombée, fonctionne avec toute une série de codes faits de cris d'animaux et non de mots. Je demanderai à Cesare de me les apprendre, cela pourra toujours servir. Cesare nous accompagne jusqu'à l’entrée du palais, et là, ostensiblement, il s’agenouille à mes pieds : 
- Attends. Tu as une fermeture de ta botte qui est défaite. 

Ensuite il se relève et m’embrasse. Puis il embrasse Fabio. 
- Faites de beaux rêves tous les deux ! Soyez en forme demain, la journée sera longue ! 
- Bonsoir Cesare, à demain ! 

Les deux gardes présentent leur fusil. Cesare ne nous quitte pas des yeux jusqu'au moment où on a franchi le seuil de la porte. Ensuite il s’enfonce dans la nuit. Les portes massives du Palais sont aussitôt fermées par les gardes à l’extérieur, et ensuite par deux serviteurs à l’intérieur. Les lourds verrous claquent les uns après les autres, une énorme barre de fer coulisse pour achever le blocage des vantaux. J'ai un frisson désagréable dans le dos: j’ai un instant l’impression de me retrouver en prison. Vivement demain à l’école, je me sentirai plus libre. C’est du moins ce que je pense naïvement. Fabio et moi on monte le grand escalier, bras-dessus bras-dessous. Une habitude, si elle est délicieuse, s’installe vite. Une fois au lit on se colle langoureusement l’un contre l’autre, savourant pleinement la chaleur et la douceur de nos corps nus. Fabio pousse un long soupir de bien-être, c’est presque un gémissement et j’adore. L’oiseau de Fabio retrouve son nid préféré, et le mien est au chaud dans sa main qui l’enserre délicatement, sans bouger pour ne pas l’effrayer. Parfois on change de position, on l’inverse, et ravi je touche pour la première fois longuement le thyrse de Fabio, je le couvre délicatement de ma main. On dort tellement profondément que le réveil nous surprend tous les deux : on doit se dépêcher d’être prêt pour la messe du dimanche.




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