16.51. La surprise

Début de l'histoire...


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La Confrérie.
Illustration © Eric Itschert



- Euh… Ce n'est pas nous, c'est l'Ancien… On comptait te le dire…

Je fais semblant d'être en colère, mais mes yeux rieurs et mon sourire démentent mon intonation:
- Ah les espions d'aujourd'hui ne sont plus ce qu'ils étaient!
- L'Ancien avait prévu d'avance que tu deviendrais il Primo.
- Le Premier?
- Le premier capo en rang. Le président si tu préfères. C'est toi qui diriges la Confrérie, l'as-tu déjà oublié? Cela évitera des disputes entre Enzo et Bernardo, tous deux étant mis sur pied d'égalité. Il n'y en aura pas un qui en profitera pour dominer l'autre, alors que tous deux ont fini par te respecter. Et tu n'as plus rien à nous prouver. Tu seras le plus jeune Premier de toute notre histoire ! Sans compter les implications politiques, on en a déjà parlé.
- Davide, tu es un fieffé coquin! Tu le savais et tu ne m'as rien dit ?
- Tu n'avais déjà pas l'air trop enchanté de devenir le capo de ton Cercle, alors si je t'avais parlé de la Confrérie tu te serais enfui… On dit que les mauvaises nouvelles doivent se distiller avec mesure.
- Proverbe chinois, et tu cours vite, rajoute Cesare hilare en me regardant.

Il a réussi un bref instant à me troubler. Il y a ce souvenir tout frais où Cesare court derrière moi et me bloque, pour permettre à Fabio de me toucher, alternant pelotage et caresses… Puis d’autres souvenirs s’invitent, et j’ai un frisson de plaisir en repensant aux mains délicieusement baladeuses de Fabio. Heureusement la voix de Davide me rappelle à la réalité :

- Au travail, cher Premier! Ah oui, et l'Ancien préférait qu'hormis les couleurs, chaque uniforme d'étudiant ait la même coupe, encore qu'il admettait que ce n'était pas à lui de décider…
- Vous avez bien fait de suivre son sage conseil. Bon, on y va alors…

J’apprécie la discrétion de Cesare. Cette histoire d’uniformes vient de l’Ancien, pourtant Cesare en a endossé la responsabilité sans discuter.

Je fais un signe au Maître des Cérémonies, et on procède à l'entrée. Cette fois c'est moi qui ferme la marche au lieu de l'ouvrir, et je m'assieds à la place d'honneur de la table du milieu. Après un speech du Maître des Cérémonies expliquant les traditions de la Confrérie et la raison de mon élection comme Premier, je dirige le déroulement du repas, comme l'Ancien me l'a appris. Je le fais avec autorité, et j’ai appris le rituel par cœur pour me passer de tout aide-mémoire. Ceux des autres Cercles sont ébahis. Pendant tout le congé ils avaient glosé sur qui deviendrait le Premier, de Bernardo ou d'Enzo. Pourtant je sens que tout le monde est soulagé, et que ma présidence est immédiatement chaleureusement acceptée. Le service est incroyablement rodé et obéit sans faille au son de ma clochette. Le repas est délicieux et certains ne se privent pas de se servir abondamment de vin. Moi je préfère rester sobre pour garder toute l'acuité de mon esprit. Après la clôture du repas on va tous dans le salon, une pièce que l'on n'avait pas visitée l'autre fois. Sa décoration est déconcertante, elle est dans ce style oxfordien typique, copie conforme du réfectoire du Christ Church à Oxford, mais moins longue et sans les tables ni les plafonds. On n’échappe pas aux lambrissages de bois, aux portraits aux lourds cadres dorés, aux petites tables rondes éclairées par des doubles lampes avec abat-jour, aux lourdes tentures de velours rouge doublant les portes, aux palmiers en pot... Est-ce que tous les salons de tous les cercles d'étudiants sont faits selon le même moule? J'ai un instant l'impression de basculer dans un monde d’adultes devenus précocement vieux et cela me laisse un arrière-goût bizarre et désagréable. Il y a un feu ouvert et des fauteuils trop confortables dignes du plus sélect des clubs britanniques. Seule la magnifique charpente échappe à ce style si étranger à l’esprit florentin. Elle a été réalisée par des vénitiens et épouse la forme d’une coque de navire renversée. Pourtant ici encore il y a quelque-chose d’incongru : en général on utilise ce type de charpente pour une salle beaucoup plus grande. Certains se mettent à jouer aux cartes, heureusement il est interdit de jouer pour de l'argent. D'autres goûtent pour la première fois de leur vie à la Grappa. Il ne manque plus que les cigares, heureusement il n'est pas permis de fumer et cela m'arrange. Je demande à Mirko de tenir un œil sur tout ce petit monde. Il est craint et respecté, au début il vaut mieux serrer la vis. 

Nous les capos et les seconds on en profite pour nous réunir autour d'une table avec les stagiaires pour nous conseiller. Cesare s’assied nonchalamment pas loin de nous et savoure un verre de vin. On doit organiser la suite de notre chantier dans la chapelle. Je fais profiter les autres des mots d'ordre de l'Ancien: ne pas avancer trop vite, et rendre l'aide des secondes indispensable… Cette histoire d'échafaudages en bambous nous arrange, cela retarde le chantier.

Ensuite on remplit l'agenda de la Confrérie avec nos seconds. Je devrai encore un peu attendre avant l'organisation d'un repas un soir par semaine pour les internes de la Leonessa: l'intendance n'est manifestement pas encore prête… La Confrérie est obligée de se réunir au moins une fois par mois. Ensuite je peux enfin me détendre. Si les autres étudiants ont de suite accepté mon choix comme Premier, je me rends compte que certains stagiaires des autres cercles sont un peu plus mitigés. Heureusement qu’ils n’ont pas de pouvoir de décision ! Pourtant je me donne le restant de la soirée pour essayer de les conquérir. Je les garde tous à table une fois nos plans d’organisation terminés. J’entends l’un d’eux marmonner à son voisin :
- Mais qu’est-ce qui leur a pris de mettre un gamin à la tête de la Confrérie ? Il n’a pas bu une goutte d’alcool, a-t-il été élevé dans une école de bonnes sœurs ? Je suis sûr que si on lui pressait le nez, il en sortirait du lait ! Et puis quel règlement, interdiction de jouer pour de l’argent, interdiction de fumer…


Mais qu’est-ce qui leur a pris de mettre un gamin à la tête de la Confrérie?
Image composite, voir lexique.


Je comprends son énervement, son monde à lui est à des années-lumière du mien. Il doit avoir dix ans de plus que moi et c’est une armoire à glace. Je trouve sa dernière remarque injuste. Ce n’est pas moi qui ai décidé du règlement de la Confrérie, même si je l’approuve. Mais heureusement son voisin prend immédiatement ma défense :
- Il a passé la Grande Initiation, tu n’as pas vu la broche d’or sur son uniforme ? Il ne faut pas se fier aux apparences ! Toi tu avais la trouille et tu n’as jamais passé l’initiation complète, tu portes le rameau d’olivier. Lui c’est un Salvati et il a déjà reçu en apanage un de leurs domaines. C’est lui qui a arrêté la progression de l’incendie dans sa région et du coup il a sauvé une province entière du feu ! Justement, à propose de feu, les règlements sont là pour éviter tout incendie ! Et tu sais que les jeux d’argent ont été la plaie de l’ancienne Confrérie ! Ils ont provoqués tant de drames et ont brisés tant de vies !

Je sens le regard de l’autre s’adoucir, à part l’apanage les arguments de mon défenseur sont justes sur toute la ligne.

- Quoi, il a réussi la Grande Initiation ? Ah oui… Les ailes d’or sur son costume sont si discrètes…
- Si ce n’était que cela. C’est lui le Lionceau, celui pour qui on vient de tout le pays afin d'admirer ses fresques. C’est un magicien ! Mon Dieu, mais d’où tu viens ?

Le doute s’insinue dans l’esprit de mon détracteur :
- Je ne les avais pas vues, ses ailes, elles sont bien plus petites que sur les costumes des autres cercles.

Mon défenseur reprend avec ironie :
- C’est la Leonessa qui compte le plus d’ailes, ils n’ont pas besoin de les placarder ! Dois-je te rappeler qu’au départ c’était un signe de reconnaissance destiné uniquement aux initiés ? En fait la taille plus réduite de leurs ailes est déjà une preuve de leur modestie et augure beaucoup de bien pour la Confrérie avec leur capo comme Premier. En sortant fais attention à leurs capes, on y voit beaucoup mieux les insignes : devenus des ornements brodés au fil d’or ils sont de même taille pour tous les cercles. Cela est dû à une modification de dernière minute voulue par Enzo et Bernardo. Ils ont aussi imposé le port des insignes du côté droit alors qu’au départ c’était prévu du côté gauche.. Décidément l’esprit de contradiction est tout un art à Florence…

Davide prend la parole pour me présenter aux stagiaires qui ne me connaissent pas encore. Il est l’un des leurs qui est le plus respecté, et je sens que l’opinion des stagiaires bascule dans le bon sens. 

Ensuite je leur souhaite la bienvenue et les remercie pour leur présence. Puis je termine avec un grand sourire :
- Je compte sur votre grande expérience pour nous assister en tout ce qu’on fera. On a vraiment besoin de vous ! Je n’ai pas choisi de devenir votre Premier, nous sommes en période de transition. L’année prochaine on organisera des élections pour un nouveau Premier. Et pour mieux faire connaissance, est-ce qu’il n’y a pas un volontaire ou deux pour me faire visiter ce salon ? Il dénote un peu avec les autres locaux…

Sans le savoir j’ai fait mouche et l’armoire à glace me fait un grand sourire. Manifestement il est du même avis que moi. Il se propose de nous faire visiter la salle. Mon défenseur, Fabio et Davide se proposent de nous accompagner. J’apprends ainsi que la décoration du salon n’a pas vingt ans d’âge, comme je le pensais elle est entièrement factice. Elle a été financée par les Pazzi suite à des dégâts importants dus à l’eau, et le retour d’Oxford d’un des rejetons des Pazzi a fait le reste. Seule la charpente est très ancienne et a été entièrement restaurée. Les baies, tout en pierre, sont aussi d’origine, mais elles sont recouvertes d’une épaisse couche de chaux. Mon détracteur parle avec passion, et c’est une chose que j’apprécie. 

- Suivez-moi. La rénovation du salon n’a jamais été achevée, derrière ces tentures il y a encore des fresques. Bien sûr ces dernières ne sont pas beaucoup plus anciennes que le nouveau décor, elles datent d’avant la dernière guerre, mais elles ont été réalisées par un grand peintre florentin formé ici, Lorenzo Massimo. Malheureusement son travail n’a pas été respecté, et les murs ont ensuite été réutilisés pour réaliser des esquisses de style pompéien. Ces exercices ont été réalisés à la colle, on peut facilement les enlever. Ils n’ont pas résisté aux dégâts des eaux, alors que les fresques ont gardé toute leur fraîcheur.

J’interviens :
- En quelque sorte c’est une chance, la peinture à la colle a préservé la fresque !
- Exactement ! Regardez, c’est fascinant !







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