16.52. Derrière les tentures

Début de l'histoire...


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Ces fresques sont d’une fraîcheur inouïe...



Mon détracteur écarte les tentures, et à notre stupeur on pénètre dans la continuation de la salle. La salle a été coupée en deux ! En dehors de la charpente, cette partie-ci de la pièce est très délabrée, elle sert de débarras. Sa longueur fait le double de celle de la partie restaurée. On voit quelques fragments des fresques aux endroits où la peinture à la colle a été enlevée. Ces fresques sont d’une fraîcheur inouïe. Je ne cache pas mon admiration. Mon guide est aux anges.


- Vous auriez dû voir cette salle avant les restaurations ! La prochaine fois qu’on se rencontre je vous en montrerai des photos à la bibliothèque. Malheureusement elles sont en noir et blanc. Quant à mes informations, je les tiens grâce à des témoignages. Des êtres ailés se tenaient à chaque coin de la pièce et aux ouvertures des portes et des fenêtres. Ils avaient un bras et une aile levés horizontalement, comme pour protéger la salle. On peut voir ces êtres ailés comme des génies protecteurs, ou comme des gardiens d’un secret genre elfique. Ce peintre était féru de symboles. Le reste des murs peints était occupé par de magnifiques paysages, c’étaient comme des fenêtres vers des mondes parallèles, parfois il y avait plusieurs fenêtres qui se succédaient dans une seule scène ! C’était d’une beauté surréelle. Au-dessus des portes et des fenêtres il y avait des symboles étranges et des maximes. Certains ont lu ces symboles comme des allégories, celles d’un bon et d’un mauvais gouvernement. Puis les modes ont changé et quelques professeurs envieux se sont empressés de réclamer l’usage de la salle pour les exercices des premières années. Suite aux dégâts des eaux la salle a été déclassée et a servi de dépôt, enfin on l’a divisée en deux pour pouvoir y installer le nouveau salon de la Confrérie. À l’origine le nouveau salon devait occuper toute la salle.

Fabio se tient derrière moi, lui aussi ne peut cacher son admiration. Davide sourit, il sent que mon détracteur est tout prêt à basculer dans mon camp. Il me racontera plus tard que l’appui de ce stagiaire est essentiel car il est très influent. Il provient d’une des familles les plus puissantes et les plus riches de Florence. Trois étudiants curieux nous ont rejoints de l’autre côté des tentures pour écouter les explications.

- C’est vraiment magnifique ! Euh… comment t’appelles-tu ?
- Aldo. Je suis tellement heureux d’avoir de vrais connaisseurs ! En raison de son étrangeté, personne n’apprécie plus ce travail à sa juste valeur.
- Aldo, qu’est-ce qui nous empêcherait de balancer tous ces lambris prétentieux, de remettre les portraits dans leur salle d’origine, et de restaurer ces fresques ?

On lit la stupeur sur le visage du jeune homme.

- C’est mon rêve, mais je n’ai jamais osé en parler à personne. Ce n’est pas une question de financement, c’est une question politique. Ici à Florence tout prend de suite une tournure polémique, on est fort quand il faut couper les cheveux en quatre ! Et puis les Pazzi n’apprécieraient guère qu’on réduise leur intervention à néant.

Je souris :
- Concernant les Pazzi je crois pouvoir résoudre le problème. Après tout ma famille et la sienne se sont réconciliées. Il suffirait de leur proposer un nouveau mécénat dont ils prendraient la tête. L’éclat en rejaillirait sur eux, nous on s’en fout c’est la préservation des fresques qui compte. Pour eux c’est une seconde chance. Connaissant les Florentins je ne crois pas que le choix que les Pazzi ont fait de copier Oxford ait été très judicieux. 

Tous se mettent à rire, je crois que j’ai visé juste. Il faut toujours mettre les rieurs de son côté.

- En ce qui concerne la restauration des fresques c’est nous et nous seuls qui en décideront. On en expliquera les enjeux à la Confrérie avant de leur proposer un vote. N’oublions pas que nos locaux sont destinés à rester discrets. Après tout, personne de l’extérieur n’est appelé à visiter cette pièce. Seules les salles historiques peuvent faire l’objet de visites. Qu’en pensez-vous ?

Mon regard est un regard de défi. Aldo est rayonnant. Il murmure :
- Peut-être inexpérimenté, mais quelle trempe !

Les autres applaudissent. Je sais que j’ai gagné Aldo à ma cause, et j’aime les défis. Je ferai tout pour qu’on réalise cette restauration. 

- Où était le salon auparavant ?
- Dans une autre pièce à côté de la première grande salle. Elle était pas mal, c’est de là que proviennent les portraits. Au dix-neuvième siècle la salle a été tendue de soie jaune. Là aussi il y a un grand feu ouvert. Le vieux salon a été abandonné juste après qu’on y ait refait l’électricité, les étudiants le trouvaient un peu vieillot.

Je ne peux m’empêcher de sourire :
- Vieillot ? Et ici, tu trouves que cela fait moderne ? 

Tout le monde rit de bon cœur. 

- On pourrait revendre les lambris et les meubles à l’Université de Pise, ils adorent ce genre de babioles. Avec l’argent récupéré on achèterait du mobilier finlandais design. Ensuite on pourrait réétudier la lumière de l’ancien salon et favoriser un éclairage indirect. Je suis sûr qu’on ne manquera pas de prises. Du coup on s’y trouverait bien, et cela nous permettrait de libérer cette pièce-ci pour la restaurer ! Aldo, c’est quand tu veux pour organiser les modalités de ce projet. On doit réaliser un cahier des charges et un plan de financement. Enfin bon, tu connais mieux que moi toute la procédure. J’ai appris qu’en raison des derniers évènements le travail commençait à manquer pour certains de nos stagiaires.
- Qui t’a dit cela ?
- Le devoir d’un Premier est de se soucier de ce genre de choses. C’est Davide qui me tient au courant.
- Ce travail serait vraiment inespéré. Ces stagiaires font partie de mon équipe. Excuse-moi, Lionceau, je t’ai très mal jugé. 
- Je ne t’en veux pas. C’est vrai que je suis bien jeune, mais je te répète, ce n’est pas moi qui ai choisi de devenir Premier. Et vous êtes tous là pour me seconder, non ? Tu es avec moi ?
- Oui, bien sûr ! Je suis avec toi !
- Alors scellons cet accord.

Je lui souris et lui donne une poignée de mains. Son regard est franc, et sa poignée de mains est ferme. J’en profite pour demander le nom de mon défenseur : il s’appelle Danilo. Je lui glisse dans l’oreille :
- Merci pour ta défense, Danilo ! Je n’oublierai pas !

Danilo me fait un grand sourire. Chacun se disperse ensuite dans la salle sauf Aldo, qui me demande :
- On peut encore un peu parler ?
- Bien sûr, nos réunions sont faites pour cela. Viens, on va s’asseoir à une de ces tables rondes.

Je choisis exprès une table auprès des tentures, Cesare a de suite compris et se glisse derrière les rideaux. Je veux qu’il assiste à notre conversation. Je fais signe à Gabriele de nous apporter des boissons, je bois ostensiblement un verre d’eau. 

Aldo reprend la conversation, prolixe :
- Je t’avoue que quand on m’a dit que tu étais un étudiant de dernière année j’ai d’abord cru que c’était une blague. Oui je t’avais déjà vu en récréation, mais je ne sais pourquoi je croyais que tu étais le fils d’un professeur et que la cour de l’école te servait de plaine de jeux. À l’époque j’étais persuadé que c’était Fabio le plus jeune de l’école, il était incroyablement beau et j’en étais amoureux même si depuis lors je cours les filles. Il était en première année et moi en troisième.

Je ris, il est vraiment brut de décoffrage et il continue de s’enfoncer en essayant de se justifier :
- Quand je t’ai vu ici je ne parvenais pas à y croire. Tu es tellement jeune !
- Déjà entré précocement au collège, j’ai encore réussi à sauter des années en passant des examens au jury central, du coup je me suis retrouvé ici à quatorze ans et je te jure, cela n’a pas été une sinécure ! J’en ai souffert, et des jugements à l’emporte-pièce comme le tien j’ai dû en avaler beaucoup. Mais ici j’ai passé les années normalement. Sauf qu’en même temps j’ai appris la mosaïque. Après moi c’est Gabriele et Fabio les plus jeunes de notre promotion.

Aldo siffle d’admiration.

- Excuse-moi encore, j’ai été très indélicat.
- On a fait la paix, alors j’aimerais qu’on n’en parle plus. Je croyais que le stage ne durait qu’un an ? 
- Euh oui, mais j’ai passé toute une année rien qu’à la rédaction de mon mémoire, et cette année m’a aussi servi d’année sabbatique… Avant de venir ici j’ai fait deux années de droit, mais j’ai raté la dernière année…

Je veux qu’il réalise qu’il a désormais tout intérêt à me respecter :
- Ah bon, c’est pour cela que tu as l’air si vieux ? Tu dois avoir au moins vingt-quatre ans non ?

J’entends un fou-rire vite étouffé derrière les tentures. Heureusement Aldo n’a rien remarqué et sourit, un peu gêné :
- Vingt-sept ans. Au contraire de toi, j’ai dû redoubler quelques années au lycée…
- Cela arrive, et par chance tu es né dans une famille riche… Dis-moi, Aldo, est-ce que tu m’autorise à dévoiler dès demain notre projet à l’Ancien ? Je suis sûr qu’il sera notre allié.
- Pourquoi me demandes-tu la permission ? C’est toi qui décides, non ?

Manifestement Aldo continue à me tester, et je n’aime plus du tout ce petit jeu. Je reprends cette fois d’un ton sec et déterminé :
- Oui je décide, Aldo. Mais pas tout seul ! On travaille ensemble, et vos avis comptent. Pourrais-tu te mettre cela dans la tête ? Je hais la tyrannie, sous quelle forme que ce soit !

Aldo fait une courbe rentrante et me sourit :
- Ce soir je suis vraiment un idiot. Bien sûr que tu peux en parler à l’Ancien. Merci pour ta patience. Tu as vraiment un caractère bien trempé toi ! Je comprends mieux le choix de l’Ancien…
- On doit encore se roder l’un à l’autre, Aldo. Mais je suis sûr que l’on s’entendra bien, j’adore ton rêve et on va le réaliser ensemble. 

Puis je ris :
- Peut-être que si tu m’imaginais avec une grande barbe blanche cela irait mieux ?

Aldo rit franchement, d’un énorme rire qui fait se retourner plusieurs condisciples vers notre table. J’ai gagné, notre nouvelle entente n’échappe plus à personne. Fabio vient me chercher :
- Akira te réclame.

Dès que je me lève Fabio vient se tenir derrière moi et m’entoure de ses deux bras, comme pour me protéger. Il lance un regard plein de reproches à Aldo. Par défi il m’embrasse devant lui. Visiblement il ne l’apprécie pas trop. Je serre la main du stagiaire, qui ne peut cacher son étonnement :
- Ah oui, j’avais oublié, Fabio est devenu ton second. Tu en as de la chance ! Il est tellement beau !

Fabio l’ignore superbement et me prend par les épaules :
- Viens.

Il n’a pas dit un seul mot à Aldo, et je réalise que notre collaboration risque de ne pas être de tout repos. Ce n’est qu’après que Fabio me fait un beau sourire en m’avouant que c’est lui qui désirait ma présence. On se retire près du feu, Akira et Cesare nous rejoignent, et très vite les autres de notre cercle viennent nous entourer. Cela me fait un bien fou. Cette fois j’ose enfin me faire servir du vin, je fais confiance à Fabio pour compter les verres. Cesare a des fous-rires, je lui fais un clin d’œil en souriant et heureusement il se calme. Akira raconte quelques anecdotes, Cesare prend ensuite le relais et on devient très joyeux. Notre cohésion a quelque-chose de minéral, je réalise plus que jamais à quel point cette entente est précieuse. Les autres cercles ne sont de loin pas aussi soudés que le nôtre. La Leonessa est un havre de paix où chacun peut être lui-même et où la confiance est le maître mot. Quand la soirée se termine, je pousse un ouf de soulagement. Tout s'est merveilleusement bien passé. On doit organiser le rapatriement de trois étudiants, trop ivres pour marcher. Leur cercle recevra un blâme, et pendant un mois ces étudiants seront interdits d'alcool. Espérons qu'ils apprendront ainsi la tempérance. 



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