16.54. Soyons nous-mêmes


Je n’ai pas envie d’être enrôlé de force parmi les tireurs d’élite !
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Début de l'histoire…



Le lendemain je suis convoqué en début de soirée par l’Ancien. Cesare est là aussi, ils sirotent une tasse de café.

- Bonjour Lionceau, je ne te propose pas une tasse ?
- Non merci, Maître.
- Cesare t’a fait allégeance ?
- Oui, Maître.
- Cela explique pourquoi il est devenu aussi muet qu’une carpe. Mais cela plaide en sa faveur.

Cesare et moi on rit.

- Dis-moi, Lionceau, tu n’es absolument pas obligé d’en parler, mais si tu le désires tu pourrais me raconter comment cela s’est passé hier soir ? J’en ai déjà eu quelques excellents échos, les étudiants sont parfois trop bavards.
- Oui Maître, j’accepte de vous tenir discrètement au courant. C’est par Cesare que cela se fera. Après l’incident je crois qu’il est justifié de garder un œil sur le fonctionnement de la Confrérie. Maître, je comprends votre infinie tristesse, l’incident a coûté une vie ! Cesare, c’est à toi.

Cesare fait un compte-rendu sobre, détaillé et objectif de la soirée. C’est la semaine de la franchise :

- Lionceau, je vais être franc. Ce n’est pas par hasard que j’ai œuvré pour que tu deviennes le Premier. La réaction que tu viens d’avoir me confirme encore que j’ai bien fait. Tu es modeste, confiant et innocent…

J’ai un sourire en coin :
- Pas si innocent que cela, Maître.

L’Ancien continue sans relever ma remarque :

- C’était toi ou rien. À part Aldo, je crois que tous les stagiaires l’ont bien compris. Je me suis bien juré que plus jamais je n’accepterais ces baptêmes où les instincts les plus bas et les plus cruels remontent à la surface. Comment imaginer que des étudiants se comportent aujourd’hui en bourreaux et puissent demain avoir de hautes responsabilités ? Mais enfin, pourquoi personne ne voit une telle évidence ? Aucun universitaire ne s’insurge, aucune de ces grandes sommités ne se révolte ! Et les étudiants qui continuent d’aller à l’abattoir comme des agneaux ! Est-ce cela la société de demain, des moutons dociles et des chacals sadiques parmi l’élite des élites ? Où donc est passé notre sens critique, où est passé notre capacité de dire non, où est passé notre éthique ? Où est passé notre respect de nous-mêmes et des autres ? Soit. Je ne voulais pas avoir un Premier qui aussitôt nommé se serait cru sorti de la cuisse de Jupiter et aurait échappé à tout contrôle. Au nom des traditions et de l’indépendance de l’organisme il aurait maintenu un secret opaque sur le déroulement des réunions de la Confrérie, et le secret aurait à nouveau permis tous les dérapages. Ils oublient que moi aussi j’ai fait partie de la Confrérie, que moi aussi j’ai été initié ! 
- Maître ?
- Mon Dieu, Lionceau, je crois que je me suis emporté. Excuse-moi ! 
- Maître, si ce n’était la séparation des pouvoirs vous seriez parfaitement dans le droit d’assister aux réunions. Dorénavant Cesare vous fera donc un compte-rendu précis de toutes nos réunions et décisions, d’accord Cesare ? 

Cesare opine favorablement de la tête et reprend la parole.

- Je continuerai donc à être votre espion, Maître, mais sur ordre du Lionceau à qui je suis désormais seul redevable. Il est habile de m’utiliser moi, ainsi le Lionceau ne sera pas compromis et on ne le verra pas trop souvent dans votre bureau. Comme d’habitude, rien de ce qui se dit ici ne quittera la pièce.

Je vois que l’Ancien se détend, et il retrouve son sourire.
- Lionceau, tu as passé de bonnes vacances ?

Je fais une moue dégoûtée :
- On ne peut pas dire qu’entre la lutte contre un incendie et la chasse aux lycaons elles furent de tout repos. 
- Pauvre ! En attendant ta réputation grandit chaque jour un peu plus à Florence. Ta famille peut vraiment être fière de toi ! On dit qu’en arrêtant l’incendie aux portes de vos domaines tu as sauvé toute ta province ? C’est de là que tu tiens cette blessure à ta tête ?
- Oui Maître, mais je n’ai rien fait, c’est notre corps de pompiers qui est exceptionnel ! Et puis Fabio m’a sauvé la vie !

Cesare intervient avec fougue :
- Lionceau, tu n’as pas le droit de dire une chose pareille ! C’est toi qui as réorganisé le corps des pompiers, c’est toi qui nous as donné la force de lutter ! Sans toi tout serait parti en flammes, et il y aurait eu des morts ! Tu as été le moteur de nos luttes et de nos espoirs ! Les habitants de nos domaines te sont attachés et comptent désormais sur toi !

L’Ancien sourit puis devient pensif. 

- Les temps changent. J’ai toujours voulu éviter de mélanger la politique et l’art. Mais aujourd’hui la politique nous rattrape. Lionceau, je t’ai dit de poursuivre ton chemin dans l’art sans jamais te soucier de la politique. Mais aujourd’hui je constate que c’est devenu une erreur. Tout est lié. Et si on ne s’occupe pas de la politique, la politique s’occupera de nous. En attendant, ta bonne réputation rejaillit non seulement sur ta famille mais sur toute notre école.

Je baisse les yeux. Les compliments de l’Ancien sont toujours un baume sur mon cœur mais je ne veux pas le lui montrer. Après une pause il reprend :
- C’est quoi cette histoire de lycaons ? Il parait qu’ils sont descendus jusqu’aux Marches ? Je ne vous cache pas que c’est entre autres à cause d’eux qu’on remonte les fortifications de la ville…

Cesare raconte notre nuit sur les murs de la colline. Puis j’interviens :

- Je vous en supplie, Maître, n’ébruitez pas cette histoire ! Je n’ai pas envie d’être enrôlé de force parmi les tireurs d’élite !

L’Ancien rit.

- Avec Circé qui te protège je ne crois pas que ce danger soit envisageable.
- Maître, je dois encore vous tenir au courant de ma première décision en tant que Premier. Je la ferai voter aussitôt que possible, mais j’ai besoin de votre appui.
- Dis toujours ?
- J’ai décidé de faire restaurer les fresques du salon de la Confrérie, et pour être sûr de ne pas reculer je me suis engagé envers Aldo.

L’Ancien, qui au moment de mon annonce buvait une gorgée de son café, avale aussitôt de travers et manque de s’étouffer. Et puis il part dans un formidable éclat de rire :
- Quoi, tu as promis à Aldo de réaliser son rêve ? C’est comme cela que tu l’as rallié à ta cause ? Tu es drôlement gonflé toi, tu aimes prendre des risques ! C’est sans compter l’esprit de contradiction et de tergiversations propre aux Florentins ! Je vais te raconter les discussions interminables qui ont eu lieu à propos de ce local. Mais explique-moi d’abord comment tu comptes t’y prendre ?

Alors je détaille mon plan d’action, et visiblement l’Ancien est étonné. Il m’ébouriffe les cheveux avec beaucoup de tendresse :
- Eh bien, il y en a là-dedans ! Cela nous permettrait de maintenir plusieurs stagiaires au travail. Nous commençons à manquer cruellement de projets. Mais je dois d’abord t’expliquer la complexité du problème de cette salle. Car malheureusement Aldo est bien loin de tout savoir. Dois-je rappeler qu’il était trop jeune pour voir les fresques de Lorenzo Massimo en vrai ? Il a bâti toute son histoire grâce à des témoignages, des photos et des archives. Son mémoire a pris ces fresques comme sujet et depuis cette salle est devenue son unique obsession. Il faut encore savoir qu’Aldo est très fort en restauration, c’est le meilleur de toute l’école, et il copie des anciens thèmes avec minutie. Mais il est incapable de réaliser de nouveaux projets originaux. C’est amusant que cela soit justement lui qui remette en cause le nouveau salon. Cela ne m’étonnerait pas qu’il soit poussé dans le dos par sa famille. Cette dernière est un des plus grands mécènes florentins de l’école avec les Pazzi, et les deux familles se détestent.
- Aldo n’est pas le seul à remettre en cause ce salon, Maître. Pourquoi avoir copié le réfectoire du Christ Church à Oxford ? Soyons nous-mêmes ! Ne nous avez-vous pas dit qu’on est une des meilleures écoles d’art de toute l’Europe ? En plus la copie est tellement mauvaise !

On rit tous les trois, on a clairement le même avis sur la chose. L’Ancien reprend, hilare :

- Tu n’as pas tort, Lionceau, mais revenons aux fresques de Lorenzo Massimo. Ces peintures étaient fabuleuses, le fresquiste disait vouloir ouvrir des fenêtres sur des mondes parallèles. C’était un univers fantastique et pourtant il était si crédible… On aurait pu croire que le peintre s’y était rendu à maintes reprises. Malheureusement Lorenzo Massimo n’a pas achevé son travail, un jour il a disparu et on ne l’a jamais retrouvé. Certains racontent qu’il était devenu fou, d’autres qu’il avait voulu échapper à sa femme devenue acariâtre et refaire une nouvelle vie ailleurs. D’aucuns le défendent, et racontent que c’est délibérément qu’il a laissé son œuvre inachevée. Moi je pencherais pour cette dernière thèse. C’est un mur entier qu’il a laissé vierge, avec une maxime enjoignant un successeur à parachever son travail. C’était un défi, car qui oserait terminer un travail d’une telle qualité ? Tout cela, Aldo l’ignore. Il risque d’être très surpris en nettoyant les murs : il en découvrira un tout blanc ! Lorenzo Massimo était incroyablement talentueux, mais il avait aussi un mauvais caractère. Asocial, il prenait tout le monde à rebrousse-poil. Il s’est fait une quantité incroyable d’ennemis. La faille, c’était ce mur vierge. Bien sûr, personne ne voulait relever le défi, et cette salle a réveillé bien des rancœurs et des ressentiments. Finalement, pour avoir la paix, mon prédécesseur a donné l’autorisation à des professeurs de première année de disposer de cette salle comme ils l’entendaient. Ils se sont empressés de recouvrir la fresque par des exercices d’élèves. La suite de l’histoire vous la connaissez, l’inondation, le retour du rejeton Pazzi, le déménagement du salon… Tout a été fait pour brouiller la lecture, non seulement de la fresque mais aussi de toute l’architecture de la salle. Petit à petit ceux qui ont connu Lorenzo s’en sont allés. On pourrait faire restaurer les fresques existantes par l’équipe d’Aldo, mais je ne vois qu’une seule personne qui serait capable de relever le défi de peindre le quatrième mur. Et cette personne se tient devant moi… Ce projet viendrait bien à point, la peinture des murs de la chapelle San Antonio ne vous prendra pas toute l’année scolaire. Et si on a la chance de pouvoir réaliser son plafond, je crains qu’on doive se contenter d’un ciel étoilé, reproduction de l’ancienne fresque détruite.
- Maître, c’est impossible ! Imaginons qu’on n’ait pas terminé pour l’été ? Mon programme de stage de l’année suivante est déjà totalement rempli ! Je dois réaliser des fresques dans des édifices de nos domaines, et des mosaïques dans le baptistère en reconstruction dans notre village. Sans compter des réparations dans notre église.
- Lionceau, tu excelles particulièrement dans l’art de la fresque. Fais peut-être appel à d’autres pour les mosaïques ? De toute façon tu as largement le temps pour y réfléchir. Mais ne trouves-tu pas cela bizarre ? Après des années d’abandon, un étudiant redécouvre l’existence de ces fresques. Une fois devenu stagiaire il te rencontre toi étudiant et te les montre. Et en grattant la peinture à la colle voilà qu’elles réapparaissent comme si on les avait achevées hier. Venez, on va voir des photos à la bibliothèque…


Fais peut-être appel à d'autres pour les mosaïques?
Photo © Eric Itschert, Civitas Dei.






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