16.58. Le vieux quartier

Début de l'histoire...

Des boutiques pour hippies tempèrent cette austérité...
Aquarelle (détail) © Eric Itschert.


Plus tard j’apprendrai que ce courrier n’arrivera jamais. C’est dans le vieux quartier aux ruelles étroites et ombragées qu’on trouve l’unique poste, le consulat d’Italie et le bureau du télégraphe et téléphone. Si on veut avoir un contact avec l’extérieur, ce dernier est le seul endroit d’où on peut téléphoner. On va repérer la seule banque de l’île. Ils acceptent les pièces d’or et les chèques, mais pas l’argent papier. Ici les payements se font en pièces de porcelaine et en coquillages. Les pièces et les coquillages sont troués pour pouvoir les enfiler en colliers. Les grandes pièces valent le plus, elles sont minces et rondes. Les petites sont octogonales et plus grosses. Les coquillages ont une valeur moindre. Les porcelaines sont ornées de dessins magnifiques et variés. Je comprends que leur valeur ne réside pas tant dans une convention que dans la beauté artistique du dessin. C’est une question de temps : le temps pour trouver chaque coquillage, le temps pour réaliser et fabriquer une nouvelle série de pièces. On ne vole jamais sur l’île, des fois on emprunte l’un ou l’autre objet mais après usage on le rapporte toujours. Des magasins vendent le strict nécessaire. Des boutiques pour hippies tempèrent cette austérité : on y trouve de tout, des parfums, de l’encens, des livres, des chapeaux aux larges bords, des bracelets, des bijoux de toutes sortes, des pagnes, des blue-jeans délavés et rapiécés, des shorts troués et usés d’origine, des chemises à fleurs unisexe et cintrées, des colliers en fleurs en soie et des paréos fleuris. Lorenzo et moi on ne peut s’empêcher d’y musarder : Lorenzo m’offre un magnifique bijou et un paréo orné de motifs psychédéliques, moi je lui achète un beau bracelet et un pagne. En regardant le pagne il rit :

- Tu es sûre ?

Le pagne ne couvre que son sexe, derrière il est réduit à un fin ruban sans rabat.
- Tes fesses sont trop belles, il ne faut pas priver les gens d’un si beau spectacle !

Lorenzo est aux anges. Parfois j’ai la voix de Sven qui résonne encore dans mes oreilles : 

- Tu dois sans cesse le complimenter, il en a vraiment besoin ! Et puis profite de vos vacances pour lui faire des massages, il a tellement besoin d’être touché !

Je souris, heureuse : ce soir je lui ferai un délicieux massage ! Du coup j’achète aussi une huile au parfum suave et épicé. Puis je ris : ce genre de conseils, c’est bien de Sven que cela devait venir, en écho aux miens à Morgane ! 

Cette île est un vrai paradis, jamais de ma vie je n’ai vu d’aussi belles plages et un temps aussi agréable. C’est comme si on était retourné en été ! De grandes étendues de sable blanc alternent avec des côtes rocheuses spectaculaires et des petites criques cachées. Sur toute l’île il n’y a que le bourg avec son port et un village de pêcheurs de l’autre côté de la montagne. Ailleurs la nature semble totalement sauvage. Il y a des chemins partant un peu partout sur l’île, l’âne et le mulet sont les seuls modes de locomotion. Une splendide promenade longe la plage sur plusieurs kilomètres, avant de s’arrêter abruptement au pied d’une falaise. La végétation est luxuriante. Elle s’étage en merveilleux jardins sur les contreforts de la montagne autour du bourg. 

Ils sont image d’autres jardins : petit à petit on pénètre dans des jardins secrets de l’autre, au même rythme que nos promenades sur l’île. Que de temps à rattraper, que d’explorations à faire ! On n’arrête plus de se raconter, de se découvrir, et notre émerveillement devant le mystère qu’est l’autre n’a plus de limites. On dit parfois que les îles résultent de l’éclatement d’un monde primordial uni et harmonieux, et qu’elles sont l’emblème géographique d’une perte. Mais je crois bien au contraire qu’en réconciliant l’eau et la terre elles symbolisent l’harmonie retrouvée. On loge dans un magnifique hôtel au bord de la promenade, le seul encore en fonction, et on n’a à se préoccuper de rien. Pouvoir vivre en ne nous occupant plus que l’un de l’autre nous fait un bien fou ! 

Au fur et à mesure de nos promenades je découvre une autre particularité de l’île : ses habitants. Ils sont à nuls autres pareils. C’est là le mystère auquel Lorenzo a voulu me convier.

La population d’origine est d’une beauté à couper le souffle. La peau très brune et tannée par le soleil, les îliens sont élégants, agiles, souples et élancés quel que soit leur âge. Leurs cheveux sont le plus souvent noirs et bouclés. Lorenzo ne dénote pas, beaucoup de garçons portent le chignon comme lui, et en dehors de la nuit ils ne le dénouent qu’au moment où ils se préparent à faire l’amour. Parfois ce sont les filles qui leur dénouent la chevelure, et s’ils se laissent faire c’est qu’ils ont le même désir. 

Il y a aussi une importante population de visiteurs ; la plupart sont des enfants-fleurs venant pour deux semaines ou s’installant au contraire pour plus longtemps. Du coup l’ensemble de la population est très jeune. La nudité est permise partout, et jamais elle ne dénote. À la poste je croise deux superbes filles encadrant un jeune homme. Tous trois ne sont vêtus que de colliers, de bijoux et de fleurs, et on voit leur sexe. Si dans le bourg la plupart des gens sont habillés fut-ce d’un pagne ou d’un paréo, une fois dans la nature c’est la nudité qui prime. Enfin il y a une autre chose qui finit par me frapper : certes il y a beaucoup de couples comme nous, mais il y a aussi des trios manifestement très soudés. Ici on les nomme des « trois-bien-attachés ». Le plus souvent il s’agit de deux filles et d’un garçon, ce qui correspond à la proportion filles-garçons de la population locale. Mais parfois il s’agit de deux garçons et d’une fille, après tout deux garçons peuvent aussi tomber amoureux l’un de l’autre. La liberté sexuelle est grande, et une fois bien éloignés des endroits habités on tombe sur des statuettes d’Éros Vainqueur. Elles sont comme des bornes-frontières : au-delà de ces bornes les amants ne se cachent plus quand une envie les prend. Les expressions de tendresse se font au grand jour, ce n’est pas rare de voir des jeunes se promener main dans la main ou s’enlaçant. Ils n’hésitent pas à mettre la main sur une épaule, sur un sein, sur la taille ou sur une fesse. 


*   *   *


Un jour, en fin de journée, Lorenzo m’emmène sur la promenade et on va plus loin que d’habitude. On a très envie de faire l’amour, et on voudrait le faire en pleine nature. Je suis entièrement nue et je ne porte que quelques bijoux. Lorenzo porte son bracelet et n’est vêtu que de son pagne, j’ai orné son si élégant port de tête d’un collier de fleurs. Deux ou trois fois il rougit : la beauté de notre couple ne passe pas inaperçue, et on n’échappe pas aux regards admirateurs. On est à cet âge idéal où notre jeunesse chante sa plus belle mélodie. Il y a un jeune îlien qui siffle Lorenzo. Son regard est doux, et son sourire est une invitation. On continue notre chemin, mais Lorenzo est terriblement ému. Alors on s’arrête un instant et il colle amoureusement sa tête contre la mienne. Je lui souffle tendrement dans l’oreille en le caressant : 

- Tu es beau, Lorenzo, tu es beau, tu ne le savais pas encore ? 

Il est au bord des larmes, et il répond : 
- Et toi alors, et toi… 

Et puis après un silence : 
- Tu es tellement gentille… 

Alors je me rends compte qu’il a déjà dû vivre quelque-chose ici, une chose terrible qui lui a laissé une profonde blessure. En tout cas il semble bien connaître ces lieux. Je le questionne : 

- Tu es déjà venu ici ? 
- Oui, à cette époque j’avais tout juste quinze ans… 

Lorenzo marque un temps d’arrêt, je sens que j’ai touché juste. 

- Alors que j’étais dans les classes secondaires, notre collège avait organisé un voyage scolaire en Grèce. J’étais tombé très amoureux d’un garçon qui était mon aîné d’un an. Il était devenu mon ami, du moins je le croyais naïvement. S’il faisait autant battre mon cœur, c’est qu’en fait jusque-là je n’avais jamais eu aucun ami. Ce voyage fut merveilleux : j’étais en permanence avec lui. Bien sûr je ne lui avais jamais déclaré ma flamme. Il reçut la permission de ses parents de prolonger le voyage, pour peu qu’il soit accompagné d’un condisciple. Or aucun parent ne voulut laisser son fils partir tout seul dans la nature, c’était l’époque où les enlèvements de garçons venaient de commencer. J’étais fort laissé à moi-même, ainsi je trafiquai une fausse autorisation et je pus l’accompagner. Le premier endroit qu’il voulut visiter c’était cette île-ci, réputée pour ses enfants fleurs. À l’époque on n’avait pas besoin de visa. On s’intégra parfaitement à la vie sur l’île, il y avait d’autres jeunes adolescents comme nous et on y passa donc parfaitement inaperçu. Parmi ses obsessions, il y avait celle de perdre sa virginité. Il était très beau mais avait cette maladresse et cette timidité propre à tous ceux de notre âge qui avaient vécu dans un milieu bourgeois catholique. Il ne se passa donc rien. Lorsqu’on quitta l’île il était fort dépité alors que moi j’étais aux anges. J’ai gardé un magnifique souvenir de cet endroit, c’était une parenthèse de bonheur et d’espoir dans une vie qui jusque-là avait été plutôt triste. 

La suite du voyage prévoyait une visite de la petite ville de Monreale en Sicile, où il avait de la famille. On devait entre autres y visiter la cathédrale Santa Maria Nuova. C’est là-bas que tout se gâta. Mon côté efféminé et mes regards énamourés vers mon compagnon de voyage n’échappa à personne. On ne faisait pourtant rien de mal, mais ce qui était vu comme naturel dans l’île d’Hélios devenait soudain scandaleux à Monreale. On dut essuyer bon nombre de quolibets, cela l’énervait de plus en plus. Il commença à marcher devant ou derrière moi, comme si on ne se connaissait pas. J’en avais horriblement mal au cœur. Un soir, j’eus l’idée parfaitement saugrenue de lui déclarer mon amour, aujourd’hui je crois que c’était une fuite en avant. Mon Dieu, j’étais tellement romantique ! Il y avait un splendide coucher de soleil, et on regardait le paysage du haut des murailles de la ville. Malheureusement cette déclaration sonna aussitôt la fin de notre amitié. Sous le coup de la colère et d’une rancune accumulée depuis plusieurs jours, il me déclara qu’il rentrerait le lendemain à Rome, et que je ne devais plus essayer de le revoir. Moi je me disais qu’il était impossible qu’il tire aussi facilement un trait sur notre amitié ! 

Des larmes perlent sur les longs cils de mon gracieux bien-aimé. Je le prends tendrement dans mes bras et je le couvre de baisers. 

- Tu n’es pas obligé de tout me raconter ? 

- Si, au contraire, jusqu’ici je n’avais jamais confié cette histoire à personne, cela me fait tellement de bien de t’en parler ! En tout cas ici j’étais heureux, je te ferai découvrir d’autres lieux de cette île, elle est magique ! Tu veux bien écouter la suite de mon histoire ? 

- Bien sûr, je suis tellement contente de ta confiance en moi ! Lorenzo, je t’aime ! Et moi je ne t’abandonnerai jamais ! 

Heureuse je reçois un câlin mouillé de larmes en retour. Ensuite on reprend notre marche et il continue son récit : 

- Alors qu’on s’endormait dans la chambre, je ne parvenais plus d’arrêter de sangloter. Je trouvais tout cela horriblement injuste. Je lui dis que je n’avais rien fait de mal, et que j’avais toujours été gentil avec lui. Je ne comprenais absolument pas pourquoi il me rejetait ainsi. Il me prit en pitié, et dit que cela serait un peu difficile de ne plus nous revoir vu qu’on commencerait une nouvelle année scolaire ensemble, et il rit. Il me demanda de garder simplement un peu plus de distances avec lui. Il ne se rendait vraiment pas compte à quel point il me torturait. Qu’est-ce qu’on peut être cruel, à cet âge-là ! J’eus cette réaction désespérée, qui était de lui dire que je l’attendrais encore une semaine dans la ville, au cas où il changerait d’avis. Mais le lendemain matin il avait disparu. Alors je fis mon sac et j’allai loger dans l’auberge de jeunesse de la cité : il n’y avait aucune raison que je reste dans sa famille un jour de plus. J’avais mis de l’argent de côté pour le retour, selon mes calculs j’avais encore de quoi manger une fois par jour. Chaque jour j’allais prier en pleurant dans la cathédrale, suppliant Dieu de le faire revenir. Puis il y eut la procession de la Vierge le 15 août. J’eus un choc terrible en croyant le reconnaître dans la foule. Bien sûr ce fut une amère déception de plus, et cette fois j’arrivai au bout de mes forces. Je restai tremblant et prostré dans l’église, je pleurais tellement que j’avais difficile à retrouver ma respiration. Je crois que jamais de ma vie je n’ai connu un tel désespoir. Un prêtre, inquiet, me toucha l’épaule et me demanda si tout allait bien. Je ne lui répondis pas, mais je crois qu’il vit un tel désespoir dans mes yeux qu’il ne voulut pas m’abandonner tout seul. Il s’agenouilla à côté de moi pour prier. Cela me laissa le temps de reprendre mes esprits. En plein milieu de la fête, il m’avait remarqué et restait là près de moi… Ensuite, en sortant de l’église, il me fit asseoir à une table de restaurant et me commanda un repas sans dire un seul mot. Alors que j’étais en train de manger de bon appétit il partit après avoir glissé une enveloppe devant mon assiette. Dans l’enveloppe il y avait des sous, rien d’autre, aucun mot. Et il avait déjà payé le restaurant. Aujourd’hui encore je pense qu’il m’a sauvé, fut-ce temporairement. Car je compris qu’il y aurait toujours quelqu’un pour me tendre la main… 

- Cet élève de ta classe était un faux ami ! Il t’a utilisé ! Tout ce qui l’intéressait c’était d’avoir un compagnon de voyage pour obtenir l’autorisation de ses parents. Il n’était pas digne de toi ! Je comprends que quand tu m’as parlé de tes amoureux tu ne l’aies même pas cité ! 

- J’ai voulu l’éradiquer de ma mémoire, et de toute façon il ne s’était rien passé entre nous. Plus tard je me promis de montrer l’île d’Hélios à la personne qui m’aimerait réellement… Et puis tu es venue, ma bien-aimée ! Mais rassure-toi, cette promesse c’était des enfantillages, je t’ai amenée ici pour les raisons que je t’ai expliquées…







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