16.60. Yanis



île, temple, acropole,
C’est la seule entrée de la citadelle...



Le lendemain matin, on se lève très tôt. On a envie de visiter l’île. Quelle n’est pas notre surprise en voyant l’îlien rencontré la veille. Il nous attend en short, patiemment assis sur les dernières marches de l’escalier de l’hôtel, et il porte un sac à dos. Il est tout souriant. 

- Un guide, messieurs-dames ? 
- Comment as-tu fait pour nous retrouver ? 
- Je vous ai suivis, vous êtes trop beaux tous les deux ! Quel spectacle hier soir sur la plage ! Ici on a parfois tendance à s’ennuyer et à s’endormir… Avec vous deux la vie reprend de l’éclat ! Aujourd’hui j’ai pris congé spécialement pour vos beaux yeux, alors profitez-en ! Moi c’est Yanis, et vous ? 
- Attends, tu veux dire que tu es resté dans le noir, le ventre vide, à attendre notre sortie de la maison ? Et si on était restés dormir là-bas ? 
- C’était le risque à prendre, je me serais endormi dans le jardin. 
- Tu es un drôle de numéro, toi ! Moi c’est Lorenzo. 
- Et moi Circé. Dire qu’on ne t’a pas vu ! On t’aurait fait entrer, et tu aurais mangé avec nous ! 
- De toute façon je vous aurais retrouvé. Des gens de votre classe ne peuvent loger qu’à l’hôtel ! Lorenzo, ta lutte d’hier était tellement belle ! Mais se cacher demande beaucoup d’énergie, alors aujourd’hui vous voulez bien de moi ? 

Je lui ébouriffe les cheveux :
- Tant de suite dans les idées mérite bien un oui ! 

Lorenzo est ému, cela réveille son ancienne blessure. Il rajoute hâtivement : 
- Évidemment qu’on veut bien de toi ! Mais à condition qu’on te paye le repas de ce midi et qu’on rétribue tes services. 
- Pas question ! C’est moi qui pose les conditions. Et puis d’abord j’ai votre pique-nique dans mon sac ! 

On rit, conquis par l’aplomb du gamin. 

- Prenez un sac pour vous deux, des habits pour aller en forêt, de l’eau et des chapeaux. Tout le reste je m’en occupe... 

Je cours vite chercher un sac avec le nécessaire. Une visite guidée donnée par un îlien remplace tous les livres… 



- Venez, tout le monde connait le petit temple circulaire d’Éros, il est facile d’accès. On le trouve en sortant du bourg, sur un chemin montant vers la montagne. Il est très gracieux. Beaucoup d’enfants fleurs vont lui déposer des offrandes, souvent ils ne connaissent pas encore réellement ce qu’est l’amour partagé. Cette Tholos est entourée de beaux jardins. Mais nous les îliens nous préférons déposer des fleurs au temple d’Antéros, en haut de la montagne. C’est là que nous prêtons nos serments. Car Antéros est le dieu de l’amour partagé. Et c’est par là que nous allons commencer notre visite. On va prendre un raccourci, il nous fera gagner deux heures de marche ! 

Arrivés au pied de la montagne on monte un étroit sentier de mule. Il est quasiment invisible dans les frondaisons. On escalade des pentes difficiles, et à un certain moment on quitte le sentier pour suivre une vielle piste encore plus ardue à grimper. En de nombreux points, des pierres et des buissons rendent la piste quasiment impraticable, parfois on longe des gouffres. Soudain on aborde un haut mur de bergerie construit en maçonnerie sèche, un pressoir à huile et une clairière où poussent des oliviers. Il y avait ici un gîte médiéval, étape pour des voyageurs accompagnés de mulets. On rejoint une très ancienne route de pierre. 

- Cette route va nous mener de l’autre côté de la montagne, elle date de l’antiquité. 

Le soleil commence à chauffer et perce à travers les frondaisons, Yanis se dénude entièrement à part ses sandales, il ne craint pas la brulure des rayons. Nous on a laissé tomber notre petite laine du matin. On croise des soldats redescendant la montagne à dos d’âne, ils sont habillés de tenues légères et armés de fusils. Ils saluent joyeusement Yanis: manifestement ils se connaissent. 

- Ce sont les serveurs des canons anti-aériens. Ils rejoignent la fortification vénitienne de l’autre côté de la montagne, ils ont terminé leur quart.
- Cela veut dire qu’on a contourné la montagne ? 
- Cela fait un petit temps déjà ! Regardez : ce côté-ci de la montagne est en partie cultivé. Courage, on est bientôt arrivés ! 

Des îliens portants des paniers en osier sur leur dos, accompagnés d’ânes lourdement chargés de sacs en jute, redescendent la route. Ce sont des chargements de feuilles, et je ne parviens pas à identifier la plante dont elles proviennent. Cette route semble fort utilisée. Le soleil est presque à la verticale quand on arrive au pied d’une haute falaise. On sort de la forêt, la route emprunte une rampe accrochée aux rochers. Heureusement il y a un solide parapet car au-delà le vide devient vertigineux. Au loin devant nous des fortifications construites en pierres blanches parfaitement ajustées se dévoilent petit à petit. De grands oiseaux blancs les survolent. La route rejoint un massif de rochers et s’arrête sur une première petite esplanade. La vue est superbe ! On surplombe toute l’île. Posées dans la mer on distingue d’autres îles, la vue s’étend très loin, il n’y a ni brume ni nuages. Plus près de nous, en bas, il y a les frondaisons de la forêt, puis des cultures en terrasse et enfin d’immenses plages bordant la mer. Trois canons anti-aériens chauffent au soleil, ancrés sur des sortes de poutrelles en métal placées en croix et rivées au sol. Le métal doit être brulant ! On entend un « salut Yannis » joyeux sortant d’une petite cabane en bois, Yannis reçoit ensuite un compliment qui le fait rougir de confusion. 

- Celui-là alors ! Toujours à me draguer ! 

Lorenzo répond :
- Ta beauté mérite bien quelques hommages, non ?

Yanis rit, heureux. Il fouille dans son sac et en sort une grande clé. 

- Voici notre Acropole ! Elle n’est pas très grande, mais c’est la seule à ne pas être en ruines. La tour et le rempart ont étés modifiés à l’époque médiévale, le reste date de l’antiquité. 

On monte un large escalier, les marches sont suffisamment confortables que pour pouvoir y faire passer des mulets et autres bêtes de somme. Du côté de la montagne on longe de très hauts remparts, parfois des rochers affleurent. Du côté de la mer il y a des murs épais dont la hauteur a été ramenée à un ou deux mètres au-dessus du sol. Leur réduction a été réalisée en escalier. Peut-être est-ce un reliquat d’un ancien mur démantelé. Et face à nous se dresse une haute tour carrée, percée en bas par une baie surmontée d’un arc en plein cintre. Yanis ouvre une lourde porte de chêne. 

- C’est la seule entrée de la citadelle. Je prends une torche. 

Yanis ouvre un récipient comportant un liquide odorant et y trempe sa torche avant de le refermer soigneusement. Ensuite il allume cette dernière avec un briquet. Après le palier on reprend notre ascension, elle continue au-delà de la tour. On s’arrête à une ouverture creusée dans le rocher et on y entre. 

- Faisons nos ablutions, cela nous fera du bien avant de manger. 

Il y a d’abord une sorte de vestiaire, avec un banc et des niches en haut pour mettre ses affaires. Les niches sont admirablement décorées d’une frise se terminant par une moulure. Les salles sont éclairées par des puits de lumière. Yanis nous donne à chacun un petit savon qui sent bon le chèvrefeuille. On entre dans une seconde salle. Bordée de colonnes, elle est splendide. Il n’y a aucun joint, tout est taillé dans la pierre. Au fond de la salle trône une statue de marbre blanc représentant Hélios-Apollon. Derrière les colonnes il y a des bassins, certains sont dans des niches fermées par des voiles. 

- L’eau émane du bassin d’une grande fontaine plus haut sur l’acropole. Elle provient de canalisations souterraines, elle a eu le temps de tiédir légèrement… 

J’entre dans une niche avec Lorenzo, c’est moi qui lui lave les cheveux. Malgré tout l’eau est assez froide. On entend chanter Yanis, c’est un chant joyeux, il résonne aussi émouvant qu’une prière. Une fois nos ablutions terminées, Yanis nous passe des tuniques de lin blanc, courtes pour les garçons et longue pour moi. Les garçons sont trop mignons avec cela : leur tunique découvre la naissance de leurs fesses. Les ceintures sont faites d’un ruban blanc pour nous, et jaune d’or pour Yanis. On sort de la grotte sculptée pour reprendre notre montée. 

Une magnifique esplanade se dévoile devant nos yeux éblouis. Face à nous il y a un premier temple adossé à des rochers, c’est le plus grand, il est dédié à Antéros. Ensuite il y a deux temples plus petits, un dédié à Hélios et l’autre au dieu d’origine égyptienne Harpocrate. Des constructions de service sont rangées entre les temples, une galerie couverte bordée de colonnes borde deux pans de l’esplanade. Une petite construction aux colonnes délicates attire mon attention, Yanis répond à ma question non formulée : 

- Le Trésor. C’est ici qu’on met toutes les offrandes les plus précieuses données à Antéros. 

Des arbres centenaires ombragent une partie de l’esplanade. Une source coule, abondante, elle est recueillie dans un grand bassin en forme de coquille Saint-Jacques et déborde de là pour être reprise en d’innombrables canaux de marbre. Mais la plus belle surprise est le nouveau temple dédié à Antéros. Il se situe sur un tertre au centre de l’esplanade, c’est un Tholos, un temple rond. Des marches circulaires y permettent l’accès. Tout donne l’impression d’avoir été construit récemment, d’être à l’état neuf, et cela me trouble : 

- Vous avez magnifiquement bien restauré cet ensemble ! 

Yanis rit : 
- Restauré ? Mais non, un peu d’entretien suffit… 

Tout est en marbre blanc rehaussé par endroits d’or, de rouge terre cuite et de bleu outremer clair. Il y a aussi des fresques comme neuves. Chaque temple est précédé de plusieurs autels. Le monument le plus impressionnant est une haute colonne ionienne. Elle supporte la statue extérieure d’Antéros. Le dieu est nu et entièrement peint en brun-rouge, ses yeux et ses sourcils sont faits de pâte de verre, de quartz et d’onyx, ses cheveux sont peints de noir. Le dieu ailé n’est plus un enfant, c’est un jeune éphèbe androgyne. 

D’autres statues sont posées sur des socles de tailles différentes. Il y a celle d’Asclépios à la barbe bien taillée, portant le bâton entouré d’un serpent et accompagnée d’un coq, d’un chien et d’un autre serpent ondulant prêt à bondir. Asclépios est assis sur un siège imposant. Je reconnais aussi Hélios sur son quadrige : les chevaux sont d’une élégance rare, ils sont identiques à ceux volés par les Vénitiens et surplombant l’église Saint-Marc. La statue est toute en bronze. Devant le temple d’Harpocrate il y a une statue extérieure du dieu en marbre blanc peint : c’est la divinité des cultes à mystères et des guérisons. Elle met un doigt devant sa bouche, et invite au silence sur les choses secrètes un instant dévoilées. Le jeune dieu est splendide, son visage est d’une grande élégance. Comme Horus enfant dont il est un avatar, le dieu porte sa main droite à sa bouche, l’index levé sur ses lèvres. De l’autre main il s’appuie sur la massue d’Hercule et porte sur l’épaule la corne d’abondance, symbole de la fécondité de la terre. Il est nu comme Éros mais sans les ailes, il est déhanché avec le ventre légèrement bombé de l’enfance, et porte une abondante chevelure délicatement bouclée. Sur son front, deux mèches forment le croissant de lune avec lequel Isis est parfois représentée.

Yanis rit de notre admiration :
- Je savais bien que vous alliez aimer ! On devrait d’abord manger. De ce que j’ai préparé pour vous, commencez par mettre une portion de riz sur l’autel devant la Tholos. Ainsi vous l’offrirez à Antéros. 

On s’exécute. Yanis nous couronne tous deux de fleurs de soie. Il ajoute de la graisse et des épis de blé sur l’autel. Il chante à nouveau, sa voix est magnifique, des frissons parcourent ma colonne vertébrale. Puis il vide une petite fiole sur les offrandes et y met le feu. Il ajoute des cônes d’encens. Il prononce des paroles étranges, Lorenzo et moi on assiste à cette bizarre cérémonie en se tenant par la main. La fumée s’élève haut dans le ciel. Le garçon semble satisfait : 

- Je vois à vos alliances que vous êtes mariés, vous n’avez donc plus besoin de prêter serment. Attendez-moi, je vais chercher de la vaisselle et du vin dans la réserve… 

Il y a des bancs et des sièges pour pique-niquer, il nous fait signe de nous asseoir. Il débouche une bouteille de vin rouge, il en met dans une coupe pour en arroser l’autel avant de revenir à table. Même dans des gobelets en carton c’est bon. 

Ce qu’il a préparé est délicieux, il est particulièrement fier du fromage de brebis : 
- Il vient de notre troupeau, c’est mon père qui l’a fait ! 

On mange aussi des pommes de terre nouvelles à l’aneth et aux câpres, des cœurs d’artichauts avec un filet d’huile d’olive, des lentilles relevées d’huile d’olive et de câpres, des poireaux cuits avec des graines de sésame, et un pain délicieux cuit au four de pierre. En dessert on reçoit chacun une figue fraîche avec un verre de muscat de Samos. Nos langues se délient avec le vin. On parle de nous, il parle de sa famille et de l’île. 

- Mon père est berger, ma mère s’occupe de l’auberge de jeunesse, et ma sœur est infirmière. Moi je fais parfois des petits boulots comme jouer le guide ou faire des repérages, mais tout cela c’est pour m’aider à me payer mes propres outils : je suis apprenti joaillier. 

Lorenzo saute sur l’occasion : 
- Tu nous montreras ce que tu fais ? 

Quel beau sourire on reçoit en retour ! 

- D’accord ! De toute façon j’avais prévu une visite du bourg cet après-midi. Mais on doit d’abord faire une petite sieste avant de redescendre. 

Une fois le repas fini, Lorenzo et moi on dépose spontanément nos couronnes de fleurs sur l’autel. Yanis murmure : 

- Je le savais… Je le savais…




Commentaires

Articles les plus consultés