16.61. Un rêve étrange

Début de l'histoire...

Histoires de faunes, adolescent, enfants fleurs, éros, garçon, nu, magie,
Yanis rit, nullement impressionné...



On se couche sur un tapis de mousse à l’ombre de trois arbres. On est entourés par quatre socles de marbre. Yanis a déployé un fin drap rouge sur la mousse, le drap est carré. Il est placé en telle sorte qu'un socle le borde à chaque côté. Yanis nous conseille d’enlever nos tuniques avant de dormir. Lorenzo garde malgré tout son pagne. Moi j’ai enlevé toutes mes parures, je suis entièrement nue. On s’endort sans difficultés pendant que Yanis s’active. Je ne suis pas magicienne pour rien, et une part de moi reste en mode veille. Moi aussi je le savais ! Une force incroyable émane du garçon, ma magie est inopérante et je finis par m’endormir. Il nous a abordés d’une manière si triviale, je ne me suis pas méfiée. Est-ce déjà un rêve ? Je regarde le garçon avec mes yeux de magicienne, ils scintillent d’or et les pupilles prennent la forme d’amandes. Mais Yanis rit, nullement impressionné. Mes yeux reprennent forme humaine, mes dernières forces cèdent, je lâche prise. Je n’éprouve pourtant aucune peur, seulement de l’étonnement et une immense paix mêlée de confiance. Le garçon est d’une bienveillance infinie. Il complète son murmure : 

- Je le savais que tu étais magicienne, Circé, bienvenue parmi nous ! J'espère que tu ne m'en voudras pas d'avoir rendu tes pouvoirs inopérants à l'intérieur de cette enceinte sacrée. Ne crains rien, je ne vous ferai aucun mal et tu retrouveras tous tes pouvoirs en quittant l'Acropole. J'ai eu un vrai coup de foudre pour ton couple, c'est votre chance. Mais ton bien-aimé a une blessure profonde. Je sais ce qu’il essaye de me cacher. Il va avoir une belle surprise, ton Lorenzo, car il a su se faire aimer par bien des êtres… 


Après il ne me dit plus rien. Je suis pure reconnaissance. Le garçon ne me semble plus réel et pourtant sa réalité s'impose plus que jamais à moi. Il se place sur un seul socle et en même temps je le vois sur tous les socles à la fois. Il est un et quatre à la fois. Il est un point et il est tout l’Univers. Il est d’une beauté et d'une grâce impossible. Il est ailé. Il déploie ses immenses ailes chaque fois qu'il semble changer de socle. Une lumière vive émane de lui, presque éblouissante. Sur les socles il est là et c'est comme s'il venait s'y poser. Il s'y accroupit, mystérieux comme un sphinx. À chaque fois ses jambes sont écartées, ses bras sont tendus croisés entre ses jambes et ses mains tiennent le bord du socle. Son buste et sa tête penchent vers l’avant, son sexe et son bassin sont vers l’arrière. Je sens son odeur musquée. Il est animal et ange à la fois. Sa voix résonne comme une mélodie très douce venant du fond des âges. Elle est plus belle et plus aimante que la plus belle des berceuses. Il chante des paroles étranges à partir des quatre points cardinaux. C'est un chant de guérison. Je saisis le sens de ses invocations, mais il est impossible à retranscrire. Le processus a commencé, mais on est encore dans l'inaccompli. Dans un univers parallèle il est déjà accompli. Un mouvement est donné, il ne sera plus arrêté. On est dans le fini et dans le pas encore. Autrement dit la guérison est déjà là par la pensée et le chant, mais elle n'est pas encore là dans la réalité physique de ce monde… 

Ensuite tout devient trouble, je sombre dans l’inconscience. En me réveillant il me semble voir un enfant debout devant moi, il se déhanche avec un sourire énigmatique sur ses lèvres humides, et me fait signe de me taire… Puis d’un seul coup l’enfant grandit, je me rends compte que c’est Yanis qui se tient devant moi. 

- Debout, belles marmottes, j’espère que vous avez fait de merveilleux rêves. Je vous ai apporté de l’eau de la source sacrée. 


Lorenzo et moi on reçoit une seule grande timbale en argent pur, on se partage l’eau. On a soif, cette eau nous fait un bien immense. L’eau me lave de l’étrangeté de mon rêve. 

- On y va ?
- On y va ! Yanis, comment te remercier pour cette magnifique découverte ? 
- Haha, et ce n’est pas fini ! 

Lorenzo lui sourit : 

- Si tu veux je porte ton sac ? 

Sans attendre la réponse Lorenzo lui pique son sac à dos en riant, le garçon se laisse faire. Moi je porte le nôtre. Je quitte l’Acropole avec regrets, je m’y sentais tellement bien… Yanis referme la lourde porte de chêne tout joyeux : on ne cesse de le complimenter sur la beauté du site. Ensuite je reste silencieuse, pendant que Lorenzo et lui cueillent quelques fruits rouges. Ils rient la bouche pleine, leurs lèvres sont luisantes et rouges, je les trouve magnifiques. Ils sont images vivantes du bonheur. Pourtant je m’interroge : quel lien est-ce qu'il y a entre l’adolescent un peu trop voyeur d’hier, l’adolescent sérieux d’aujourd’hui, et l’adolescent étrange de mon rêve ? Est-ce un jeu, toutes ces métamorphoses ? Ne plus s'interroger. Profiter du moment. Le paysage est trop beau. Les garçons sont splendides. On est resté dans la tenue d’Ève, et on profite de la douce caresse du vent sur nos peaux nues. Les cigales s’en donnent à cœur joie. Par moments des effluves de lavande et de romarin sauvage se font sentir. La descente est plus facile que la montée. Les deux garçons ont recommencé leur conversation sur le ton de la confidence. Je marche derrière eux… 

- Que voulais-tu dire tantôt par « faire des repérages » ? 

- Il y a trois sortes de repérages. La première sorte est la moins agréable. Je dois avoir l'œil sur tous les enfants fleurs qui tombent malade. Souvent leur maladie est d'abord psychique. Les étudiants les plus jeunes sont parfois totalement immatures malgré leurs dix-huit ans. Cela ne provient pas de leur âge mais de leur environnement. Nos îliens de treize ans sont souvent bien plus murs que ces étudiants étrangers. Venant de familles aisées, ces derniers ne doivent s'occuper de rien si ce n'est de leur seule personne. Du coup ils sont parfois très fragiles. Ils découvrent un paradis où la vie est merveilleusement douce comparée à la galère de leurs études et de leur vie formatée. Alors ils décident de rester plus longtemps sur l'île. Au début j'étais en colère contre eux: ils sont tellement arrogants! Ils croient qu'ils peuvent nous traiter comme leur boy. Ensuite j'ai eu pitié d'eux. L'île dissout la volonté des plus faibles. La vie trop douce provoque en eux un alanguissement aussi dangereux que les délices de Capoue. Nous on est mithridatisés. Tôt ou tard l'argent finit par leur manquer, ils mangent peu et n'importe quoi. Ils finissent par tomber malade. Je dois les repérer, et essayer de les convaincre de venir se faire soigner dans notre dispensaire. Quelle tristesse, quel désarroi! Ils sont comme des Peter Pan abandonnés et déboussolés. Être riche n'est pas toujours une sinécure… 

La deuxième sorte de repérage est bien plus agréable. Ce sont des îliennes qui vivent en trio-bien-attaché qui s'en chargent. La dernière grande épidémie de grippe fut une catastrophe pour tout le monde, et depuis lors les populations continuent à décroitre. Mais elle eut des conséquences bien plus terribles sur les îles que sur les continents. Un grand nombre d'îles devinrent totalement inhabitées, dont celles qu'on a vues au loin depuis l'Acropole. Mais dans notre île on inventa des solutions originales. Elles font que d'ici on a pu recoloniser les îles avoisinantes avec le surplus de notre population! Il y avait pourtant un écueil: il fallait renouveler notre sang pour éviter des mariages consanguins. Alors nos filles repèrent les plus beaux enfants fleurs et s'accouplent avec eux. L'îlien du trio féconde une des deux filles, l'autre fille se fait féconder par un enfant fleur. Elles choisissent de préférence un étudiant bien brun de peau, son enfant résistera beaucoup mieux à notre soleil et à notre climat. Si nous persistons à recevoir et à choyer les enfants fleurs, à veiller au maintien leurs traditions, c'est que nous vivons en symbiose avec eux. 

Concernant la troisième sorte de repérage, c'est à nouveau moi qui m'en charge. Quand un îlien ou une îlienne est trop timide pour déclarer sa flamme, je donne juste le petit coup de pouce qu'il faut pour que les choses arrivent à bonne fin. Je fais office de messager en quelque sorte, cela fait longtemps qu'Hermès a disparu... J'adore les couples, je ne me lasse pas de les voir évoluer… 

Lorenzo rit:
- Ah cela on l'avait remarqué! 
- Vous deux vous formez un couple exceptionnel! J'en ai rarement vu de si beau… Chez nous on obtient la majorité à quinze ans, alors j’ai beaucoup de travail! Certains se marient fort jeunes, mais nous manquons de forces nouvelles alors nous les encourageons… 

Lorenzo enlace Yanis, comme pour l’inciter à parler. C'est fou de créer une telle complicité en si peu de temps! La magie de l'île y est-elle pour quelque-chose? Moi je suis totalement sous le charme de la conversation, je n'en perds pas une miette. Je trouve qu'il y a certaines similitudes entre la vie si peu conventionnelle de ces îliens et la nôtre sur la colline… 



On arrive au bourg, Yanis nous montre le petit temple dédié à Éros. L'autel extérieur croule sous les offrandes et les colliers de fleurs. Ensuite Yanis nous emmène dans plein d’autres endroits magnifiques. Pour finir il nous fait l'honneur de pouvoir entrer dans son atelier d'apprenti joaillier. Son Maître est un homme à la barbe noire et aux cheveux hirsutes, ses yeux respirent la bonté, de suite je sais que Yanis est en de bonnes mains et cela me rend heureuse. L'homme ne tarit pas d'éloges sur son apprenti, nous on en remet une couche, le garçon devient rouge pivoine: 
- Arrêtez, on dirait que vous vous êtes concertés! 





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