16.62. Le joaillier

Début de l'histoire...


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Bien des colliers et des bracelets ne sont pas de simples ornements...
© Eric Itschert


On rit tous de bon cœur et son Maître débouche une bouteille de Muscat d'Hélios pour fêter notre rencontre. On reçoit aussi des pâtisseries au miel et du café avec un grand verre d’eau glacée. Lorenzo presse le garçon de questions, à nouveau leur belle entente me frappe. J'écoute attentivement les explications de Yanis:

- Bien des colliers et des bracelets ne sont pas de simples ornements. Il y a le bracelet d’amitié, avec des motifs et des couleurs identiques pour les deux amis. Il y a des colliers indiquant le lien entre deux ou trois êtres, et prévenant qu’ils ne sont pas libres. Ces colliers sont magnifiques, chaque être est représenté par une perle d’or jaune ou blanc selon le sexe. La perle est finement gravée d’un signe distinctif pour chaque personne, que ce soit une plante, un animal ou un signe abstrait. Si donc un garçon ou une fille porte un collier de cuir noir avec trois perles gravées, c’est qu’il est dans une relation triangulaire. Regardez, je vais vous en montrer un exemplaire, c'est une commande pour un garçon: la perle centrale est plus grosse, elle a la taille d’un bisquaillin. Elle est en or jaune. Elle désigne le porteur du collier. Et puis de part et d’autre il y a une perle plus petite, de la taille d’un bélier. Ah oui, cette terminologie vient du jeu de billes. Une des petites perles est d’or blanc, elle représente une fille. L’autre est en or jaune, elle représente un garçon. Un nœud très discret de chaque côté empêche les perles de bouger. Ici le cordon est blanc, il est fait d’une matière inusable. Le fermoir est en or. Le quadrige indique que le garçon est l'aîné d'une des plus anciennes familles d'Hélios, sinon il y aurait eu le rajout d'un élément, une fleur en général, pour le distinguer des autres membres de sa fratrie.

Lorenzo a reçu une loupe de joaillier, et admire longuement le collier.

- C’est toi qui l’as réalisé ?

Yanis rougit :
- Oui…
- Incroyable ! Quelles splendides gravures ! Elles dépassent en finesse tous les camées que j’ai vus !
- La légère dépression sur la perle les protège de l’usure…

On siffle d'admiration. Yanis est ému.

- Ce n’est pas tout : le bisquaillin peut s’ouvrir en deux, regardez :

Yanis actionne un mécanisme invisible, et la perle s’ouvre en deux, révélant un bas-relief miniature époustouflant de beauté. 

- La partie dévoilée par l'ouverture sert à apposer son sceau.

Lorenzo est tout fou, il ne tarit plus de questions.

- Quand on a de si belles perles d’or, on les garde pour la vie ?

- Le bisquaillin en tout cas, la plupart du temps les autres aussi. C’est rarissime qu’un trois-très-attachés se sépare. Parfois je dois aussi réaliser des transformations, je vais vous en montrer un exemple. Dans ce cas j’ai récupéré deux perles, le bisquaillin de la porteuse au centre et le bélier de son amant à droite. Ce n’est pas moi qui les ai gravés. Puis vous voyez un bélier bicolore jaune et blanc à gauche : c’est moi qui ai réalisé la pièce. Elle indique un autre couple. Deux couples se sont donc mis ensemble pour vivre à quatre. Chacun est amoureux de chacun, ce n’est pas un cheval boiteux comme on en voit trop souvent chez les enfants fleurs. Rassurez-vous, on ne va pas au-delà de quatre… Le travail est difficile, car ici j’ai dû représenter sur une seule perle le symbole de la fille et celui du garçon. 

- Quelles magnifiques traditions ! 
- Du maintien de nos traditions dépend la persistance de notre population. Par exemple il y a une tradition que l'on retrouve surtout chez les enfants fleurs: quand une fille en couple dénoue les cheveux de son amant, il arrive qu’une troisième personne vienne déclarer sa flamme en apportant un plateau avec des fleurs, du vin et des fruits. Si chaque amant mord un des fruits, cela veut dire qu'ils acceptent de mieux faire connaissance avec le troisième venu. Ces codes ont été introduits pour promouvoir une ligne de conduite médiane entre celle de la bourgeoisie formatée des continents, et celle introduite par les premiers enfants-fleurs… 

Lorenzo et moi on est enthousiasmés : d’autres sociétés que la nôtre essayent donc d’échapper au formatage. Mais nous admettons avec Yanis que seule une élite peut comprendre et appliquer des règles pareilles… Moi en tout cas je compte dévaliser la librairie, il doit sûrement y avoir des livres concernant le mode de vie sur l’île ! Yanis me conseillera. Lorenzo et moi on doit avoir la même idée à propos des colliers, car maintenant mon bien-aimé interroge l’apprenti et son Maître de manière plus pratique:

- Vous avez beaucoup de travail ?

Le Maître répond :
- J’ai deux autres apprentis encore, mais c’est Yanis le plus doué. Il y a trois autres joailliers sur l’île avec autant d’apprentis dans leur atelier que moi. Ces colliers sont une de nos spécialités. Du coup on doit se diviser le travail, et on a parfois dur. Ici dans l’île la solidarité n’est pas un vain mot. Si on manque de travail, c’est parce-que beaucoup d’îliens ne peuvent pas se payer un tel objet. D’autres commencent à économiser dès leurs douze ans pour s’en procurer un. 

- Vous accepteriez de travailler pour nous ?

Je vois d’abord la surprise sur le visage du Maître, et un sourire de victoire sur celui de Yanis. Puis un immense soulagement : 
- Bien sûr ! Yanis, qu’est-ce que tu en penses ?

Les yeux de l’apprenti brillent :
- Cela serait merveilleux, avec vous on serait sûr de ne pas graver des perles pour les cochons !

Lorenzo et moi on rit. Ensuite je reconnais le grand cœur de Lorenzo :
- Ce n’est pas juste que nous des étrangers nous puissions vous commander des colliers alors que des îliens en manquent, alors je…

Mais Yanis l’interrompt avec fougue :
- Pour moi vous n’êtes pas des étrangers ! Je ne vous aurais jamais reçus à l’Acropole sinon !

Lorenzo lui lance avec un regard d’une infinie tendresse :
- Laisse-moi achever ma phrase, merveilleux petit guide. Je vous propose un accord. Pour chaque collier fabriqué pour nous, on financerait deux colliers pour des îliens. 

Le Maître et Yanis ouvrent la bouche de surprise, une vive chaleur parcourt un instant mon cœur : ils me font penser au doux Fabio quand il est étonné. C’est le Maître qui se reprend le premier, et il intervient de suite, comme s’il avait peur que Lorenzo ne reprenne sa parole :
- C’est une très bonne nouvelle ! Je vous remercie infiniment !

Lorenzo balaye les remerciements d’un geste:
- Devant tant de beauté, c’est nous qui vous sommes redevables ! On va fixer une avance pour quinze colliers, cinq pour nous et dix pour des îliens. Vous recevrez les détails de notre commande avant la fin de l’année, en attendant vous pouvez déjà commencer le travail pour vos compatriotes. L’avance comportera bien sûr l’entièreté des frais d’achat pour l’or…

Le Maître s’empresse :
- Venez dans mon bureau, Monsieur Salvati. 

Ensuite il crie :
- Zoé, apporte-moi mon sceau !

Yanis et moi on reste dans l’atelier. À mon tour j’admire plus longuement les travaux du garçon, profitant de la loupe de joaillier. Yanis murmure une bénédiction, je n’ose pourtant toujours pas interpréter le sens de ses paroles. Heureusement Lorenzo n’est pas là, il vaut mieux éviter de faux espoirs :
- Je te revaudrai ça mille fois ! Je t’ai préparé des bijoux que tu porteras tout le restant de ta vie, tu ne pourras plus t’en séparer ! Il y a désormais peu de chances que tu m’oublies encore, chaque matin en te réveillant tu te souviendras de moi ! Mais vous aurez toujours besoin de l’Enfant-soleil pour procréer, cela je ne puis le changer…
- L’Enfant-soleil ? Comment connais-tu son existence ? On ne t’en a jamais parlé ? Yanis !
- L’annonce de sa venue nous est parvenue jusqu’ici. C’est un très grand événement ! Nous aussi on enverra des forces pour le protéger ! Lui également tu l’aimes, ton cri d’angoisse te trahit. Je suis votre allié. Ne craignez rien. Il doit être drôlement attachant pour que là-bas vous en soyez tous aussi amoureux. Vos relations sur la colline seront encore bien plus complexes qu’ici, vous devrez tout réinventer…

Je ne peux pas m’empêcher de serrer l’adolescent dans mes bras, je crois enfin réaliser la portée de son cadeau à Lorenzo. 

- Le bonheur de Lorenzo est le mien, sa joie est la mienne. Merci infiniment, Yanis !
- Circé, je suis tombé amoureux de votre entité. Cela me sera difficile de vous voir partir…
- Si tu venais à Rome ? Lorenzo a une galerie où on pourrait exposer ton travail. Ne sois pas si triste!

Le regard de Yanis retrouve vite la paix, et il sourit :
- Les garçons célibataires comme moi ne peuvent pas quitter l’île, nos anciens ont trop peur qu’on s’évanouisse dans la nature. Et puis j’ai une fonction dans l’Acropole…



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Et puis j'ai une fonction dans l'Acropole...


- C’est comme moi, une fois retournée en Toscane je ne pourrai plus quitter la région : mon rôle est de la protéger et de protéger l’Enfant-soleil. C’est pour cela que je profite autant de ce voyage de noces. Mais Lorenzo, lui, est libre de voyager quand il veut. Il reviendra, et il nous servira de messager. Car je compte bien établir des liens très forts entre nos communautés, et tout d’abord des liens commerciaux ! Nous avons des comptoirs à Syracuse et à Bari.

Yanis sourit :
- Quand je vous ai vus pour la première fois, je me suis douté que votre venue annoncerait des temps nouveaux… En attendant votre entité me manquera… Mais de loin je vous observerai, et que sont les distances dans l’autre monde ? Là nous serons toujours ensemble, éternellement amoureux les uns des autres, car le temps et l’espace n’existent pas vraiment…

Yanis me montre d’autres travaux, pour nous distraire de nos émotions trop fortes. Nous sommes interrompus par le retour du Maître et de Lorenzo :
- Yanis, demain tu recevras un deuxième jour de congé payé, pour honorer nos illustres visiteurs. Il y a encore des tas d’endroits de l’île qu’ils n’ont pas visitée.
- Aujourd’hui aussi je serai payé ? Merci Maître, vous pouvez compter sur moi… 


*   *   *


Le soir en se promenant Yanis nous raconte une de ses autres passions : les mères initiatrices. 

. Il en parle dans un langage assez direct, cela m’amuse car nous sur la colline nous usons plutôt de métaphores… 

- Si un garçon reste vierge jusqu’à ses dix-huit ans, alors je dois le mener à une nymphe-mère pour le dépuceler. Le garçon choisira parmi les nymphes-mères qui se proposeront à lui, ensuite il se laissera faire. La semaine passée j’ai conduit un magnifique garçon à la plage des orchidées, c’était tellement beau à voir ! Une nymphe-mère est une jeune fille enceinte pour la première fois. Vous auriez dû la voir, elle aussi était superbe ! Ses seins étaient très gonflés, leur auréole était grande et sombre. Elle s’est assise sur un trône devant une grotte, les jambes écartées, le ventre bombé et le yoni très ouvert et luisant. Elle était couronnée de fleurs. Un plateau débordant de fruits était posé sur un trépied à côté d’elle, trois pains et des épis de blé ornaient un panier. Deux filles amenèrent le garçon et le firent s’allonger sur un podium recouvert d’une fourrure. Elles le massèrent d’abord à quatre mains avec des huiles douces et parfumées. Il se cabrait sous les caresses, il poussait son ventre en avant, il écartait ses jambes pour les ramener et les écarter à nouveau… Ensuite elles demandèrent au garçon de se lever. Le lingam dressé, il dut marcher sur un chemin de fleurs pour rejoindre la fille enceinte qu’il avait choisie. Arrivé devant la nymphe-mère au ventre gonflé, une des aides lâcha un lièvre pendant que l’autre flatta encore un peu le lingam dur et volumineux du garçon, avant de le guider vers l’extase. Après, que de gémissements et de volupté ! Les jappements de plaisir du garçon étaient tellement forts ! Sans parler des cris de la fille se mêlant à ceux du garçon à la fin… L’opération est délicate, parfois quand le garçon est devant la fille et qu’une des aides lui caresse trop longtemps le lingam, il perd sa semence avant même d’avoir pénétré la fille parce qu’on l’a beaucoup trop excité. Alors il ne leur reste plus qu’à recommencer… Heureusement qu’à cet âge-là on a des réserves ! Assister à une première fois c’est tellement excitant ! D’autant plus que visiblement le garçon ne connaissait pas encore le plaisir!

- Haha, remets-toi, Yanis ! Tu es à l’état de faune ma parole ! Je suis sûr que tu n’as pas pu résister à la tentation de te toucher? 

Yanis rougit. 

- C’était une scène vraiment trop belle, le garçon qui bougeait, ses fesses qui se creusaient et s’arrondissaient, ses cris à la fin ! Ensuite il est retourné quatre fois de suite à l’assaut, je n’en revenais pas. La femme aussi a fini par avoir plusieurs extases, l'une après l'autre ! Quant à moi je préfère ne pas en parler, je n'en pouvais plus ! 
On prend une femme enceinte car ainsi le garçon initié ne risque pas de susciter un enfant. Bourrée d'hormones, elle est particulièrement réceptive à un moment pareil. La femme doit être enceinte d’un enfant fleur, et non d’un îlien. Cela lui laisse ainsi la possibilité de s’attacher au garçon en l'initiant avec tendresse. 
- Euh, est-ce que cela ne donne pas parfois des situations un peu difficiles ? 

Yanis donne cette réponse succincte et mystérieuse : 

- Toute Initiation est transgression. Et toute transgression est dangereuse. 
- Est-on encore dans Antéros, ou rejoint-on Éros ? 
- Je n’ai pas de réponse. On recommande au garçon et à la fille de prendre leur temps avant de se choisir. Ce temps leur sert à mieux faire connaissance. Ce qui se passe après l’Initiation ne les regarde qu’eux, ils n’ont de comptes à rendre à personne, on leur a ouvert tous les possibles… 

Yanis nous reconduit à l’hôtel. On l’invite à passer dans notre chambre. On le laisse prendre une douche et on lui fait enfiler une splendide tunique courte, cadeau de Lorenzo… Lorenzo lui offre aussi un bracelet d’amitié, il a mis exactement le même à son poignet devant lui. Il n’y a que deux jours qu’on se connaît, et pourtant j’ai l’impression qu’on se connaît depuis des siècles. En se mirant devant le miroir, Yanis rayonne. C’est une tunique de grand prix qu’il a reçue. Ensuite on invite l’adolescent à manger avec nous, on a envie de le gâter et il peut commander tout ce qu’il veut. On rit car il est très porté sur les douceurs. On ne le laisse pas partir avant qu’il n’ait le ventre bien rempli. Ce soir, quelle chaleur dans son regard ! 


*   *   *


Vivre d’exception, c’est, je crois, ce que font les habitants de l’île d’Hélios. Je sais déjà que notre expérience d’ici nous sera bien utile pour l’avenir. Je comprends enfin l’idéal de mon père, et je découvre enthousiasmée que d’autres aussi ont essayé de le concrétiser. Encore et encore je remercie Lorenzo de m’avoir emmené jusqu’ici, moi aussi je lui suis reconnaissante…



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