16.63. Les enfants fleurs d'Hélios

Début de l'histoire...


hippies, enfants fleurs, faites l amour,
Il y en a qui chantent dès le matin,
 c’est du pur bonheur de les voir aussi heureux.

Aquarelle © Eric Itschert



Le lendemain matin Yanis est fidèle au rendez-vous. Ce matin il veut nous montrer quelques points d’ombre sur son île : il y a des choses qui le préoccupent. Hier soir il nous a beaucoup interrogé sur les coutumes du palais, et on a découvert de nouveaux points communs entre nos deux communautés. On va au-delà de la promenade, là où la plage contourne des rochers. Il y a encore trois maisons, mais elles sont délabrées. Des hippies sortent entièrement nus de petites huttes tressées en paille, ils vont chercher de l’eau à une cascade ou bien ils se lavent ensemble dans le petit lac d’eau douce alimenté par l’eau de la montagne. D’autres courent en riant vers la mer pour prendre un premier bain d’eau salée. Plusieurs se retrouvent en groupe pour manger leur petit-déjeuner fait de poisson séché, d’un bol de riz, d’épinards sauvages cuits fraîchement cueillis et de fruits fraîchement glanés. Il y en a qui chantent dès le matin, c’est du pur bonheur de les voir aussi heureux. Un petit four sert à toute la communauté locale, certains vont chercher du bois mort dans la forêt toute proche pour l’alimenter. Il y a des casiers en bois portant plein de vases et de vaisselle en terre cuite, pour toutes sortes d’usages. Plus loin il y a des pelles, pour enterrer les déchets organiques.

- On ne doit pas trop s’éloigner de la mer, car plus loin il y a d’autres rochers à contourner. Ici les enfants fleurs vivent de façon plus sauvage que ceux qu’on a vus jusqu’ici. Ce sont des jeunes qui restent parfois jusqu’à trois mois sur l’île, mais ils continuent à être propres et organisés. La plage est impeccable et ils enterrent soigneusement leurs déjections après les avoir recouvertes d’une pierre plate. Le jour ils refusent catégoriquement de porter le moindre vêtement, la nuit ils ont d’immenses couvertures dans lesquelles ils s’enroulent seuls ou à plusieurs. Leurs règles sont différentes des nôtres, ils font souvent l’amour entre eux sans exclusive, ils prônent la liberté sexuelle totale. La plupart ont décidé de vivre sans attaches dans un éternel présent, un peu comme Peter Pan sur son île, heureusement ils sont encore lucides. Ils savent que cette « éternité » ne durera qu’un temps, celui de leurs grandes vacances. Des fois il y en a qui s’y brûlent les ailes, en particulier quand ils tombent amoureux et qu’ils osent faire des projets d’avenir. Pourtant tout fonctionne encore. Ils ont des économies. Mais au fur et à mesure qu’on s’éloigne du bourg cela commence à se gâter. Toute lumière solaire produit son ombre sur terre…

Un jeune homme, la trentaine, avec un visage de Christ magnifique, les cheveux sombres, bouclés et longs descendant le long de ses épaules, les yeux doux, va s’asseoir face à la mer. Sa position est celle du lotus parfait, le buste bien droit, le pouce et l’index de chaque main réunis pour concentrer l’énergie. Il a un corps très souple, et une musculature harmonieuse. Son front est marqué du signe du soleil, j’ai déjà repéré ce signe chez d’autres enfants fleurs. Il émane de lui une force et une paix incroyable.

- Celui-là débute sa troisième année sur l’île. Pour nous il est l’exemple parfait de l’homme équilibré, et il est de sage conseil pour toute la petite communauté. On l’apprécie beaucoup, il vient nous voir quand il y a des problèmes à régler. On le paye en nourriture et en produits de base, plus une rétribution équivalente à celle des bergers sur l’autre versant de l’île. Car pour nous c’est le berger de cette communauté. Quand je dis petite communauté, elle s’étend quand-même sur plusieurs kilomètres de plage… 

Une fille s’arrête pas loin nous, elle s’accroupit pour uriner. Deux garçons la rattrapent, tous deux à l’état de faune, et un des deux l’apostrophe :
- Alors, tu as fini ?
- Attends, quelle impatience ! Tu m’as déjà prise deux fois ce matin, si tu laissais le tour à Benito ?
- S’il te plaît, j’ai trop envie, je ne peux plus attendre !
- Allez viens, mais après c’est à son tour !

J’ai un instant le souffle coupé :
- Ils sont drôlement délurés par ici ! Ils ne nous connaissent pas, pourtant ils n’attendent même pas qu’on se soit éloignés pour s’accoupler ! Et l’autre qui attend son tour, le lingam déjà prêt pour la pénétration !

Yanis rit : 
- Ici c’est le règne d’Éros. Ce n’est plus celui de l’Amour. Ils sont en confiance et ils sont dans l’immédiat. Du coup ils écoutent d’abord leurs instincts…

Plus loin on voit une fille jouer à la guitare, d’autres l’accompagnent avec des tambourins et des clochettes. Un garçon fait les salutations au soleil, il pratique le Yoga et il est magnifique tout nu, on voit le jeu harmonieux de sa musculature. Il est callipyge.

On marche longtemps avant d’arriver à une plage entourée de bois et de rochers : c’est un cul de sac, la plage ne continue pas plus loin, après ce sont des falaises abruptes et des rochers qui déchirent la mer en trainées d’écume. La plage est assez sale, et on doit faire attention là où on marche. Des enfants fleurs paressent sur le sable, ils sont allongés sur des nattes, d’autres cuisinent du poisson sur des feux de bois improvisés sur la plage. Ce qui me frappe d’abord, c’est leur maigreur incroyable. Ensuite je me rends compte qu’ils ne sentent pas très bon, manifestement ils ne se lavent plus. Leurs huttes sont délabrées. Une fille est enroulée dans sa couverture, elle pue : l’odeur vient de la couverture. Elle mâche consciencieusement des feuilles, un jus foncé s’est incrusté à la commissure de ses lèvres. Ses yeux sont sans expression, comme morts. 

- Merde ! Manifestement la gamine a de la fièvre ! Bon, on va essayer de trouver de l’aide.

Yanis essaye de rameuter l’un ou l’autre enfant-fleur. Les premiers qu’il aborde, allongés sur leur natte, déclinent la demande. Ils sont apathiques, le moindre geste semble leur pomper tout ce qui leur reste d’énergie. Alors le garçon va jusqu’à un petit feu entretenu par un homme et deux femmes. 

- Dites, la gamine là semble bien mal en point ? 
- Ah, Silvana ? Oui, cela fait quelques jours qu’elle ne mange plus… 
- Je vois que vous avez une petite charrette à bras ? 
- Oui, c’est pour amener les aliments de première nécessité, ici on est loin de tout. 

Manifestement ces gens connaissent Yanis, ils ont une certaine déférence envers lui. 

- Bien. Je voudrais que vous ameniez la fille dans notre dispensaire, vous savez où il est. Maintenant ! 

Aussitôt ils sont deux à s’activer. Il y a cette passivité en eux qui fait qu’ils ne prennent plus aucune initiative : il faut que quelqu’un d’autre leur dise tout ce qu’il faut faire, geste par geste. 

- Transportez-la dans sa couverture. Mettez ce coussin sous sa tête. 

Toute leur vie est tissée d’habitudes, ils n’ont plus la capacité d’appréhender l’imprévu. Ils n’ont pas résisté à la trop grande douceur de l’île. Ils étaient venus pour vivre libres, et ils se retrouvent englués dans une vie languissante et larvaire. Ils s’éloignent avec la gamine, ils sont bien conscients que c’est dans leur intérêt de suivre les consignes de Yanis à la lettre. J’ai un moment de révolte : pourquoi est-ce à un jeune gamin de seize ans de devoir veiller sur des adultes comme eux ? J’oublie toujours que Yanis lit dans mes pensées comme dans un livre ouvert : 
- Ne sois pas en colère, Circé. C’est moi qui ai choisi cette responsabilité. S’il y a de bons côtés aux repérages, il faut aussi accepter les côtés les plus durs… Et puis notre Enfant-soleil, est-ce qu’il n’a pas mon âge ? Et vous allez l’écraser de responsabilités ! 

Je reçois le coup en plein estomac. Pourtant je sais qu’il a raison. Et j’adore le « notre », j’en suis vraiment heureuse. Une bouffée de tendresse me submerge, et j’enlace l’épaule chaude de Yanis, admirative : 
- Tu es vraiment un chouette type toi ! 
- Venez, on remonte dans la forêt. 
- Dis, Yanis, c’est quoi les feuilles que la fille mâchait ? 
- Ces feuilles proviennent d’une plante médicinale endémique et rarissime, on ne la trouve que sur l’île. C’est la même que vous avez pu voir hier sur les ânes descendant la montagne. On a interdit aux enfants fleurs d’introduire de la drogue sur l’île, mais ils sont d’une inventivité sans bornes. Ils ont découvert les vertus euphorisantes et guérisseuses de cette plante. Mâcher ses feuilles coupe la faim. Normalement il n’y a que les îliens qui sont autorisés à la cueillir, entre début avril et fin novembre. On la cultive en terrasse, au soleil. Nous l’exportons à prix d’or, ses vertus thérapeutiques sont innombrables. Avec le tourisme, c’est une de nos plus importantes sources de revenus. Il y a une autre plante médicinale qu’on ne trouve qu’ici sur l’île, elle aussi est très prisée et vendue à prix fort. Ses baies noires sont reconnues dans toute l’Europe. Elles sont sauvages et poussent dans notre forêt, protégées par l’ombre des arbres. Elles sont très toxiques, souvent mortelles. Il ne faut surtout pas les manger. Mais mélangées en quantités infinitésimales avec d’autres composantes, elles sont réputées comme toniques et aphrodisiaques. Elles sont baptisées « Baiser d’Éros », mais aussi « Baiser de la mort ». La cueillette se fait de septembre à octobre, elle est dangereuse et se fait avec des gants. Quand des enfants fleurs cherchent à gagner un peu d’argent on les envoie dans la montagne pour en cueillir, pour ça aussi ils nous sont utiles… 

Je sens que Yanis est triste. La déchéance de certains hippies est de leur fait et non de celui des îliens. Mais il n’aime pas qu’on fasse prendre des risques aux enfants fleurs en les envoyant cueillir des baies toxiques. C’est la part d’ombre de l’île qui le dérange le plus. Yanis a une capacité d’empathie incroyable. Comme Sven c’est une éponge. 

On marche longtemps dans la forêt. Des fois on passe par des clairières fleuries. On les dirait enchantées, avec leurs hautes herbes verdoyantes et leurs parts ombragées. La forêt est un lieu de réconciliation avec la vie. L’énergie invisible des arbres nous apaise et nous réconforte. Je me rends bien compte que c’est à dessein que Yanis nous fait passer par ici avant de retrouver la promenade. J’invite l’adolescent à manger dans un des restaurants du bourg, il faut nous changer les idées, et il accepte l’invitation : 
- Avec plaisir ! Cet après-midi on va visiter quelques monuments du bourg. On sera sur place... Je dois faire une visite-éclair au dispensaire derrière l’auberge de jeunesse. 
- Je t’accompagne. Lorenzo doit faire une course.

Lorenzo nous donne rendez-vous au restaurant. Je sais qu’il va passer à la banque pour régler les premiers payements grâce à des lettres de change : une fois qu’on sera partis Yanis et son Maître en auront la surprise. 

L’auberge de jeunesse se trouve dans un ancien hôtel pas loin du nôtre. Mais contrairement au nôtre il est fort délabré. Il est entouré d’un jardin luxuriant. On entre dans le jardin, et c’est derrière l’auberge que se trouve le dispensaire, dans une ancienne dépendance de l’hôtel. 

- Nous avons un hôpital flambant neuf dans le bourg, mais hormis pour les accouchements il est réservé aux îliens. Les hippies doivent venir ici pour se faire soigner. Je dois voir si la fille est bien arrivée et si elle est convenablement prise en charge. Ne rentre pas, ce n’est pas nécessaire. Si tu veux on jette ensuite un petit coup d’œil dans l’auberge, l’architecture de ce bâtiment est splendide ! Ma mère en est la directrice… 

J’attends assise sur un banc. Yanis ressort un grand sourire aux lèvres, tout a l’air en ordre. Il est accompagné d’une jeune femme splendide. Manifestement il y a un lien très fort entre eux. 

- Je te présente ma sœur… 

On fait plus ample connaissance. On ne tarit pas d’éloges sur Yanis, son empathie et son sens des responsabilités. Je suis heureuse que ce garçon soit si bien entouré, il est manifestement très aimé par les siens… Quand on prend congé, sa sœur l’embrasse et lui glisse dans l’oreille : 
- Salut mon adorable petit voyeur, passe une belle après-midi ! Elle est magnifique, la fille avec qui tu es ! 

C’est dit avec une telle tendresse que j’en suis émue. Yanis me prend familièrement par la main : 
- Tu viens ? Je vais te montrer…



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