Aquilée

Archives, le 27 juillet 2012


Aquilée, campanile construit par le Patriarche Poppone vers 1031.


À partir de Palmanova nous continuons une route très droite en direction du sud et de la mer. On est sur une plaine.  Dans le nord, on voit au loin les montagnes. Puis se détache de la plaine un campanile très haut, on arrive à une petite ville (en fait elle a la taille d’un grand village mais le statut d'une ville) qui s’appelle Aquileia, en français Aquilée. C’est tout ce qui reste de la prestigieuse et immense cité romaine d’Aquilée. 


La cité romaine d’Aquilée. 



Aquilée fut tout d'abord une importante colonie latine fondée en 181 avant J.-C.
 Cette ville était en même temps port fluvial sur le fleuve Natissa.
 Elle fut rasée par Attila en 452.


La ville d'Aquilée (Aquileia) fut fondée en l'an 181 avant notre ère par les Romains comme poste militaire avancé au nord de la péninsule. À cette époque, l'Italie du nord était encore appelée ‘Gaule cisalpine’. Selon une légende, lorsque des augures voulurent déterminer l’emplacement exact de la ville à fonder, comme c’était l’usage à l’époque, un aigle à l’envergure impressionnante tournoya longtemps au-dessus d’un périmètre bien précis, ce qui détermina non seulement l’emplacement de la ville mais aussi son nom. En réalité la ville fut fondée sur un emplacement bordé à l’est par un cours d’eau s’appelant ‘Aquilis’. De là viendrait le nom de la cité. Le cours d’eau fut rebaptisé ensuite ‘Natiso’ ou ‘Natisone’, c’était un fleuve. Selon l’époque son parcours changeait. Car dans cette plaine tout est sujet à changement, les noms comme le parcours de l’eau comme les rives de la mer. En effet, à l'époque romaine, lorsque Aquilée était un important port fluvial, dans le Natissa confluaient les eaux du Natisone et du Torre, l'élargissant jusqu'à 48 mètres, et c’est au bord de ce fleuve Natissa que fut construite la ville. Si on observe aujourd’hui le Natissa, ce n’est plus qu’un paisible petit cours d’eau. 

Construite donc au bord de ce fleuve Natissa, la ville développa très vite ses activités portuaires et un développement urbain conséquent. Elle fut considérée par beaucoup comme la deuxième Rome à l’époque de l’Empire, et elle contint plein de monuments et de merveilles qui firent sa renommée dans tout le bassin méditerranéen jusqu’à Alexandrie. Dans un document datant du quatrième siècle on cite encore la ville comme faisant partie des neuf cités les plus importantes de tout l’Empire. 

Selon une légende, Aquilée fut évangélisée par Saint Marc lui-même, dès le premier siècle. Des évêques se seraient succédé à partir de l'an 276. Après l'édit de Milan, en 313, l'évêque Théodore joua un rôle primordial dans l'évangélisation vers l'Est, jusqu'au Danube et en Hongrie et, par-delà l'Istrie, vers les Balkans. C’est aussi de cette année que l’on date la première basilique à Aquilée. L'importance de l’évêché d’Aquilée lui valut la tenue d'un concile local en 381. La ville gagna encore en prestige. 


Les hordes d’Attila. 


Mais en l'an 452 de notre ère, les hordes d'Attila mirent la ville à feu et à sang. À part Carthage, jamais une ville ne fut ainsi annihilée. Attila veilla à ce que de la superbe ville il ne resta plus une seule pierre sur l’autre, plus un seul souvenir, plus une seule trace. On pouvait même se demander si elle n’avait jamais existée ! La destruction de la ville devait servir d’exemple afin de terroriser les Romains avant l’invasion de la péninsule. Une légende raconte que les habitants de la colline d’Udine virent la ville bruler pendant trois nuits et trois jours, la nuit étant éclairée par le feu et le jour étant assombri par les fumées apportant jusqu’à la colline l’odeur des chairs calcinées. D’autres racontent que ce fut Attila lui-même qui se réjouit de la destruction de la ville, la regardant depuis Udine. Ainsi la merveille qui fut édifiée sur plus de 500 ans disparut en quelques jours. Les habitants qui le purent s'enfuirent dans les lagunes pour se protéger de l’envahisseur, c’était un réflexe très ancien. Ils créèrent une nouvelle ville, ainsi Grado naquit suite au malheur d’Aquilée et se considéra comme la fille de la première. La population qui resta à Aquilée fut réduite à sa plus simple expression. On ne reconstruisit pas le port car il était en train de s’ensabler. De nos jours la mer est d’ailleurs loin de la petite ville, cette dernière est isolée dans la plaine. 


Le Patriarcat d’Aquilée. 


Malgré tous ces malheurs, Aquilée garda un farouche désir d’indépendance au nom de son glorieux passé. En 554, les archevêques métropolitains (métropolites) de Milan et d’Aquilée se refusèrent d’adhérer à la condamnation prononcée par l’empereur Justinien contre les thèses nestoriennes dénommées ‘Trois Chapitres’. Cela donna naissance à un schisme (1). En 557 durant le synode provincial convoqué à Aquilée pour l’élection du nouveau métropolite, auquel participaient les évêques des immenses diocèses, le synode décida de ne pas reconnaître les conclusions du deuxième concile de Constantinople et de rendre l’Église autocéphale. Mais une nouvelle invasion en 568, cette fois des Lombards, changea à nouveau les alliances. Les Lombards traversèrent les Alpes Juliennes et envahirent la plaine. Cela amena un transfert d’une nouvelle partie de la population d’Aquilée mais aussi du Patriarcat à Grado. Le métropolite Paulin se mit sous la protection de l’Empire romain d'Orient via l’Exarchat de Ravenne et fut proclamé Patriarche par Byzance. En 606, l’Église se divisa en deux patriarcats : celui d’Aquilée et celui de Grado. Aquilée entra sous domination lombarde, alors que le littoral adriatique de la Vénétie, avec Grado, resta territoire byzantin. En 699, lors du concile de Pavie, Aquilée revint à son tour dans l’orthodoxie. Plus tard la région entra définitivement sous la tutelle religieuse de Rome, sans que le Patriarcat ne soit supprimé.

Beaucoup de Frioulans considèrent que leur patrie est véritablement née en 1077. Avant cette date, les comtes de la région n'avaient pas de véritable pouvoir. Tout changea en 1077, lorsque le Patriarche d'Aquilée, Sigeardo, devint à la fois évêque et comte. C'est à ce moment que commença  l'histoire de l'état indépendant du Frioul. L'état, en avance sur son temps, se dota d'un parlement, vingt ans avant la constitution du premier parlement anglais. Le Patriarche d'Aquilée, au contraire du roi d'Angleterre qui régnait sur son parlement, n'était que le président de son parlement. Le parlement était mixte, c'est à dire composé de seigneurs mais aussi de représentants des communes libres, dont celle d'Udine, de Gemona et de Cividale. Le parlement exista jusqu'en 1420.

En 1420 les villes d'Aquilée et de Grado passèrent sous l'autorité de Venise. En 1451, les Vénitiens en profitèrent pour récupérer le Patriarcat. Le pape Benoît XIV y mettra officiellement fin en 1750.

La Basilique patriarcale. 



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La Basilique patriarcale :
l'ensemble comprend l'église proprement dite, deux cryptes, le baptistère et un campanile. 


En l'an 313 fut mise en chantier une première église à l'emplacement d'un ancien édifice païen. A cette époque fut construit un sol en mosaïque de 760 m² de superficie. Cette église fut détruite lors de l'invasion d’Attila, et la mosaïque dut sa survie à son ensevelissement sous les gravats d'abord, et à de nouveaux pavements superposés au-dessus de la mosaïque ensuite. Il s’agit de la plus vaste et la plus intéressante mosaïque paléochrétienne de la chrétienté occidentale. Les scènes regorgent de symboles, tel celle où on voit s’affronter un coq (symbole du Christ) et une tortue (symbole des ténèbres et du contradicteur). Reconstruite vers 800, l’église fut à nouveau détruite en 988 par un tremblement de terre. En 1031 recommencèrent de nouveaux travaux, interrompus par un tremblement de terre en 1348. La reconstruction s’opéra par étapes, vers 1450 on compléta le plafond par un plafond en bois décoré, œuvre de charpentiers vénitiens. De son histoire l’église y gagna son caractère romano-gothique. Le campanile est de 73 mètres de haut, il date de 1031, et du quatorzième siècle pour sa partie octogonale. Pour sa construction on utilisa des pierres de l'amphithéâtre romain, et il résista aux tremblements de terre. 

La basilique fut d’abord dédiée aux Saints Ermacora et Fortunato, habitants martyres de la cité. Aujourd'hui l'église est dédiée en premier à la Vierge de l'Assomption (Santa Maria Assunta). 



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Aquilée, intérieur de la basilique patriarcale.
 Les mosaïques au sol datent du IVe siècle.

Fresque de l'abside principale (chœur).


Le plafond en bois décoré, oeuvre de charpentiers vénitiens.
Le plafond évoque à dessein la coque d'un navire, car l'Église
est considérée comme le navire où tout le monde peut trouver refuge.


Les mosaïques paléochrétiennes.


J'ai rarement vu des mosaïques paléochrétiennes aussi fascinantes. C'est tout un univers de pensée qui se déploie devant nous, la pensée de l'antiquité tardive. Le christianisme issu de la tradition juive rejoint la pensée gréco-romaine. Il n'est pas encore alourdi jusqu'à l'absurde, ni par la dogmatique idolâtre ni par les poisons de la scolastique augustinienne. Nous sommes ici bel et bien en présence d'un univers de symboles, vivants dans le bagage culturel de tout homme cultivé de l'époque. Nous retrouvons le lien manquant car trop souvent délibérément effacé entre la pensée païenne et la pensée chrétienne. 


Ce lien existe, et d'abord à travers l'iconographie de l'antiquité tardive. L'imagerie est très sobre, le Christ est évoqué plutôt que représenté, c'est le sens qui compte et non l'apparence. L'apparence conduit à l'idolâtrie (suaire de Turin ou reliques par exemple) et à de fausses représentations, la méditation sur le sens conduit à plus de sagesse et à s'efforcer de comprendre ce que le Christ a réellement voulu nous dire. Ce n'est pas le lieu ici pour développer ce sujet, mais je voudrais donner deux exemples. Le Christ est évoqué par toutes sortes d'animaux, le coq, le paon, ou par le berger "Bon Pasteur" (exemples ci-bas). C'est un langage de paraboles, tout autant compris par l'élite que par le peuple qui vit de la pêche ou de l'élevage d'animaux. Il suffit d'aller au Proche-orient pour comprendre le symbole du coq: en pleine nuit noire il y a le nouveau chant du coq. Peu de temps après il y a les premières lueurs de l'aube, et très vite le soleil se lève, la transition entre la nuit et le jour se fait beaucoup plus rapidement que sous nos latitudes. Or dans la nuit noire on ne voit rien venir, d'autant moins à une époque où les montres n'existaient pas. Le coq est par excellence l'annonciateur de la lumière.  La tortue est celle qui nage dans le sombre et dangereux milieu aquatique, dans les ténèbres (cfr grotte et fleuves dans l'iconographie byzantine à peine plus tardive). Ce langage de symboles, c'est le langage premier, celui du Christ, loin de toute divagation théologique de l'intellect qui ne peut mener qu'aux schismes, à l'intégrisme et à l'erreur. Face à la Transcendance il n'y a qu'une seule réponse possible: l'observation intuitive et le questionnement dans le silence. Ensuite vient la mise en pratique des paraboles dans la vie, quand on a découvert que la vie avait bel et bien un sens, fut-ce celui du questionnement et de l'apprentissage. Alors on expérimente notre présence d'atman en Atman. On quitte l'existence (ex-stare) pour entrer dans l'être...


Mon deuxième exemple est celui d'une transition. La transition entre les esprits ou génies ailés (voir notes bas de page 193 Faunus) et les anges est visible dans les êtres ailés qui pêchent: ils sont nus et sexués, mais opèrent avec la bienfaisance des génies ou des anges puisqu'ils aident pour une pêche fructueuse. Le rapprochement est fait entre la pêche des âmes et le rôle de l'Église, ce sont bel et bien des anges et non des amours  ou des putti qui s'activent un peu partout sur cette mosaïque. Vouloir traduire ces êtres comme des amours est un anachronisme: la tradition des amours et des putti ne date que de la Renaissance italienne. Il y a pourtant un lien qui perdure entre les esprits ailés de l'antiquité et les putti de la Renaissance: dans la Renaissance florentine on les appelle "spiritelli". Le monde antique vivait avec les génies ailés, qui participaient à la bonne marche de l'univers, et ce sont ces génies qui sont devenus les anges du christianisme...


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Aquilée, intérieur de la basilique. Détail de la mosaïque au sol (IVe siècle).
Il s'agit du combat de la Lumière (le Christ, figuré par le coq) contre les ténèbres (figurées par la tortue).
 Au centre est dessiné un pilier, la bourse attribuée au vainqueur est malheureusement effacée.


Le berger Bon Pasteur entouré d'animaux sauvages.

Des anges pêcheurs d'âmes. Rapprocher cette scène de celle de la pêche
en Égypte antique (fin de note 22 sur mon autre blog).
L'image a été redressée pour une meilleure lecture de la scène.

Esprit nu et ailé, scène de pêche.

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Détail de la mosaïque (IVe siècle).

D'autres vues de la basilique.



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Aquilée, intérieur de la basilique.

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Intérieur de la basilique, transept.

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Aquilée, intérieur de la basilique, crypte.
On y trouve de superbes fresques romanes datant du XIIe siècle.

Aquilée, intérieur de la basilique, crypte. Détail d'un pilier.

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Aquilée, intérieur de la basilique, crypte.
Les fresques romanes suivent encore tous les codes des fresques byzantines.
Cet archange, bien préservé, est superbe!

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Aquilée, baptistère.
Cette mosaïque paléochrétienne représente un paon,
symbole du Christ et de sa résurrection.

Quand la réalité disparaît, l'imaginaire prend le relais.



Pourquoi avoir tant écrit sur cet endroit? Pourquoi avoir été si impressionné par cette visite? Probablement en raison de la beauté magique du lieu, mais aussi de l'évocation d'une civilisation et d'une pensée disparue. Nous sommes peu de choses et la beauté est si fragile! En nous promenant dans le magnifique jardin autour de la basilique, on a pu voir la métamorphose des lieux au cours des millénaires. Bras de fleuve réduit à l'état d'un modeste cours d'eau, port réduit à l'état de ruines illisibles, mer disparue, splendeur seulement évoquée par les fantômes de constructions hantant les jardins... et commentaires de mon charmant ami frioulan qui me racontait endroit par endroit le passé magnifique de cette cité disparue que nous ne pouvions plus qu'imaginer.



Bras de fleuve réduit à l'état d'un modeste cours d'eau...

Port réduit à l'état de ruines illisibles...

Des vignes poussent à l'emplacement de l'ancienne cité.


Personne auparavant ne m'avait parlé de la splendeur disparue de ce lieu ni du défunt Patriarcat d'Aquilée. J'ai étudié dans un collège de Jésuites, j'ai appris la théologie orthodoxe avant d'être consacré Maître iconographe, j'ai étudié l'Arianisme avec un professeur de l'Université Catholique de Louvain spécialisé sur la question, j'ai fréquenté assidûment la bibliothèque de l'Abbaye bénédictine de Chevetogne alors que j'y étais Architecte pour l'église latine avec Roland Van Eyck, et jamais, à aucun moment, nulle part, on n'a soulevé cette page pourtant importante de l'histoire... Combien d'autres pensées ont disparues? Ont-elles suivies le chemin de l'évangile dit "apocryphe" de Thomas? Ont-elles suivi le chemin des écoles de philosophie d'Alexandrie? L'oubli total?




(1) Quand j'ai commencé mes recherches au sujet d'Aquilée et de son Patriarcat, suite à mon voyage en 2012, je suis tombé sur des abîmes d'inculture. Ainsi au sujet du schisme d'Aquilée: "Il y eut un schisme entre Rome et une Église locale". Quel anachronisme! 

À l'époque du schisme Rome était un Patriarcat parmi les autres, et n'avait son mot à dire qu'en cas de désaccord entre les autres Patriarcats. Rome était "Primus Inter Pares". Lors des Conciles de Constantinople (381) et de Chalcédoine (451), l’Église a établi cinq Patriarcats : par ordre alphabétique il s’agit des Patriarcats d’Alexandrie, Antioche, Constantinople, Jérusalem, et Rome. L’empereur Justinien (527-565) classifia les Patriarcats d’Orient dans l’ordre suivant : Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Le Patriarcat d'Occident était celui de Rome. Aquilée, dépendante de Byzance (et non pas de Rome) demanda de devenir le sixième Patriarcat, deuxième d'Occident, vu l’importance énorme des territoires recouverts par ses diocèses. La demande fut refusée. On est bien loin de la Rome hégémonique comme elle le devint plus tard, et on est tout aussi loin d'une "Église locale" concernant Aquilée. 

Après le schisme de 1054, le Patriarche œcuménique de Constantinople reprit le titre de « Primus Inter Pares » « Le premier parmi ses pairs », titre qui était réservé auparavant au Patriarche de Rome. Mettons enfin les points sur les i : Rome a son Pape, mais Alexandrie aussi, donc le titre de ‘Pape’ n’est pas propre, lui non plus, à Rome. Une chose à retenir: la réalité historique est souvent bien plus fascinante que les élucubrations de certains écrivains genre Dan Brown...






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